Elle riait en silence. Je l'entendais de très loin.
— Très heureuse et très conne…
La reine Zabo censurerait cette métaphore de l'Amazone et de l'Atlantique si elle la trouvait sous la plume de Jérémy. Je l'entends d'ici: «Ce mélange des eaux, mon garçon, c'est de la métaphore saumâtre!»
61
J'ai fini par sécher mes larmes et la tribu m'a refait une santé. Il y eut les seins de Julie, la voix de Clara, le rire du Petit, la chronique de Jérémy, les bons augures de Thérèse, la langue de Julius, le valium de Louna, le sidi-brahim des Ben Tayeb, le couscous de Yasmina, les compliments de maman — «tu es un bon fils, Benjamin» —, l'amour des aimés, l'amitié des amis… (O le compte de ce qu'on doit!)
Ma guérison n'allait pas de soi. Elle provoqua un conflit de recettes.
— Faut sortir Benjamin, affirmait Jérémy.
— Fokivoidumonde! renchérissait le Petit.
— Fokisrepose! objectait Thérèse.
Quant à moi, j'avais pris le parti de me laisser faire. (Un parti qu'on prend facilement, en prison.) A vrai dire, j'aurais volontiers planté ma tente en Julie, mais Julie veillait sur le ventre de Gervaise.
— Je préfère passer les nuits chez Gervaise, on ne sait jamais. Elle se fatigue beaucoup. Elle pourrait bien accoucher d'une seconde à l'autre.
Il fallait compter avec deux Julie, désormais, la mienne et celle de Gervaise.
— Elle est incroyable, tu sais. Ses Templiers sont sur le point de s'entre-tuer, et pourtant elle ne manifeste pas le plus petit désir de savoir qui lui a fait cet enfant, ni comment. Elle s'occupe de ses putes comme si de rien n'était, et ses putes la regardent comme si le propre des vierges était de tomber enceintes. Ce gosse est une étrange évidence, Benjamin. Il a quelque chose de céleste.
Julie me quittait. Elle se levait. Elle se redressait, les deux mains sur les reins, la bouche tordue par une douleur soudaine.
— A demain.
Elle sortait de notre chambre le ventre en avant et les pieds en canard. Elle descendait l'escalier avec prudence, elle traversait la quincaillerie comme lourde de huit mois. Personne ne riait à son passage. Ce n'était plus la risible caricature de Benjamin moi-même en état d'empathie maternelle, c'était la silhouette de Julie lestée par le mystère de Gervaise.
Jérémy étant ce qu'il est, on m'a sorti en ville, autant pour me faire oublier mon séjour en prison que pour meubler l'absence de Julie: dîners chez Amar, chez Zabo, chez Marty, chez Théo, chez Loussa, chez Gervaise, chez Suzanne et chez les cinéphiles, restaurant avec Coudrier, soirée silistrienne, rencontre de nouveaux amis à ces tables amies, nouvelles invitations, exponentielle de la sympathie, variété des visages, mais un plat unique au menu de toutes les conversations: le film du vieux Job!
Coudrier avait raison, Paris ne parlait que de ça. Jérémy ne s'en étonnait pas.
— De quoi veux-tu qu'on cause? Des élections? Qui à droite baisera la droite? Qui à gauche enfoncera la gauche? Quel écolo bouffera son écolo? A qui le centre vendra le centre? Et lequel de ces truqueurs nous en collera pour sept ans? Des mois que ça dure, Ben, on y a eu droit tout le temps que tu étais embastillé! Tu veux que je te dise à quoi tu as échappé? Aux anthropophages associés!
— Le fait est que ce film a sauvé la France de la présidentielle, approuvait la reine Zabo. Ça, au moins, c'était un événement!
Thèse violemment contestée par Suzanne et les cinéphiles.
— Le contraire même d'un événement! hurlait Avernon. Complètement dénaturé, votre événement. Monté en neige par des mois de pub! Depuis quand les événements s'annoncent-ils, chère madame?
— Un avènement, alors…
— Tous les magnétoscopes se sont déclenchés d'un coup à la première seconde de cet avènement, fit observer Lekaëdec. A l'heure qu'il est, le film du vieux Job est un avènement à répétition!
— Un fait culturel, à tout le moins, insistait la reine Zabo.
— Réduit à un produit de culture, corrigeait Suzanne.
— Voulez-vous que je vous dise où est le véritable événement, chère madame? concluait Avernon: le véritable événement est que nous soyons les seuls à ne pas l'avoir vu, ce film!
Pas un d'entre eux n'avait consenti à le voir, en effet. Ni Suzanne ni aucun des douze élus. Ils en avaient fait une question de principe. Une forme de fidélité à la mémoire de Liesl et de Job. Eux à qui ce film était destiné, eux qui étaient les seuls regards autorisés par le vieux Job, ils avaient fermé leurs yeux et bouché leurs oreilles à l'heure où la terre entière avalait cette pellicule. Ce soir-là ils avaient retourné leur poste contre le mur et ils s'étaient offert une cuite sauvage dont ils n'avaient émergé qu'une fois les images étouffées par le sommeil de la ville. Ils savaient qu'ils passeraient le reste de leur existence à lutter contre la tentation du magnétoscope, mais ils acceptaient bravement l'épreuve. Cette frustration serait l'ultime combat mené par leur honneur de cinéphiles. Ils ne sauraient jamais rien de ce film: ils en faisaient le serment!
Oui, oui, oui… mais dès le lendemain, ils s'étaient trouvés submergés par les conversations. Un raz de marée qui les surprit derrière chaque porte poussée. Des exclamations d'amis, des commentaires de restaurant, des bavardages de collègues, jusqu'à des opinions de banquiers, des considérations de coiffeur, un morceau du film dans chaque bouche de rencontre. Et dans la presse qu'ils fréquentaient, pas une revue de cinéma, pas un supplément culturel qui leur parlât d'autre chose. Et pas une émission de radio digne de ce nom qui ne commentât l'événement. En une seule représentation, le film du vieux Job était devenu ce que le vieux Job redoutait le plus au monde: un sujet de conversation!
Ce fut Julie qui m'en dit l'essentiel.
— Job a filmé l'existence entière de Matthias, c'est tout.
— Comment ça, l'existence entière?
— Toute la vie de Matthias. De sa naissance à sa mort. De l'accouchement de Liesl…
— A sa mort? Job a filmé la mort de Matthias?
— Oui. Et l'accouchement de Liesl.
— Job a filmé l'assassinat de Matthias?
— Matthias n'a pas été assassiné, il est mort pendant une séance de tournage. Un œdème de Quincke, probablement. Il devait déjà être mort quand l'équipe de Sainclair est venue voler le film.
— Qu'est-ce que ça veut dire, filmer la vie de Matthias?
— Rien de plus que ce que je te dis. On voit le bébé sortir du ventre de Liesl sur un lit étroit, qui tient de la couchette, presque de la civière, puis on le voit devenir un enfant, toujours nu, sur le même lit rudimentaire, et l'enfant un adolescent, et l'adolescent un adulte, toujours sur le même lit, et l'adulte devient Matthias tel que tu l'as connu, à soixante-quinze ans, au seuil de la grande vieillesse. On ne voit rien d'autre. Personne autour du lit. Le film montre l'évolution de ce corps nu, en un seul plan unique et fixe, sans montage, pour ainsi dire, une seule coulée de pellicules collées bout à bout, sur une profondeur de soixante-quinze années.
— La démonstration de ce que Job enfant voulait dire quand il affirmait que le cinéma offre le moyen de saisir le cours du temps.
— A la lettre. Il a filmé le bébé tous les jours au début (peut-être même plusieurs fois par jour, quelques secondes à chaque prise) puis des séances moins fréquentes mais rapprochées tout de même, pendant la croissance du corps, séances qu'il a dû espacer, la maturité venue, et rapprocher de nouveau, la vieillesse s'annonçant. Un corps qui s'épanouit et qui décline, soixante-quinze années de vie réduites à trois heures de pellicule.