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— Alors, c'est ça, le Film Unique?

— C'est ça, avec le commentaire de Liesl.

— Liesl commente?

— Un commentaire décalé, où elle ne parle pas une seule fois de Matthias.

Oui. Tout était là. Là était le Film. La voix de Liesl mêlée à l'image de son enfant, et qui racontait le monde tel qu'il évoluait pendant que se métamorphosait le corps de Matthias sous l'œil immobile de la caméra.

— Elle a arpenté les champs de bataille et les salons pendant que Matthias grandissait, elle a tout enregistré, ce n'est pas seulement sa voix, c'est le monde entier qui parle autour de Matthias pendant ces trois heures de film.

— Par exemple?

— Par exemple, en vrac, la colère de la foule allemande, le 2 avril 1920 pendant l'occupation de Düsseldorf par nos Sénégalais, les hurlements de ces gens pendant que nos troupes désarmaient leur police, la mort de Georges Feydeau, le 5 juin 1921, à Rueil (Feydeau à qui Liesl devait la découverte du magnétophone, je te le rappelle), l'interview d'un certain Adolf Hitler, le 27 janvier 1923, pendant le premier congrès du parti national socialiste à Munich, la déclaration pacifiste d'Einstein, le 23 juillet de la même année, l'enterrement de Lénine en janvier 24, quelques phrases de Breton sur le premier Manifeste du surréalisme… Elle était partout, Benjamin, elle a tout saisi de ce qui devait faire l'histoire de ce siècle, jusqu'à notre Sarajevo d'aujourd'hui. Et là, cet après-midi-là, quand elle s'est fait abattre à Sarajevo, on entend le choc des balles dans ses os, un craquement très net, un cri, puis cette phrase: «Tenez, soyez gentil, retournez la bande; elle est comme moi, elle arrive à son terme…» Tu te souviens de cette phrase, non? A l'hôpital! Avec Berthold, le chirurgien, quand il est entré dans sa chambre…

*

Tel était le Film Unique de Liesl et du vieux Job, et l'enthousiasme si varié que chacun y allait de son commentaire superlatif. Théo, mon vieux Théo, dans son extase d'homme si femme:

— C'était incroyable, l'éclosion de ce corps, Ben, cet homme fleur qui s'épanouissait et se fanait sous tes yeux, c'était presque insupportable… d'une fragilité d'abord… d'une tendresse… d'un érotisme, cet épanouissement… et ce lent glissement vers l'imprécision de la fin… ces rides, la vieillesse, cette image qui se brouille en se concentrant… j'ai pleuré comme une jouvencelle en entendant cette maman qui parlait d'autre chose…

La voix de Liesl qui laissait Loussa de Casamance hors de voix.

— Inimaginable qu'une femme ait à ce point anticipé l'histoire! D'avoir compris dès les années vingt que le traité de Versailles nous précipitait vers 40, d'avoir senti que la victoire de Monte Cassino (où j'ai perdu ma couille gauche, petit con, je te le rappelle) hâterait la crise algérienne, et comme le bombardement de Haiphong amènerait la boucherie de Diên Biên Phu… d'avoir été présente au coup d'envoi de ces absurdités et à leur point d'aboutissement, sur les champs de bataille et sous les tables de négociations… Ah! ces interviews de Poincaré l'infiniment stupide! Ah! l'européenne humanité de Briand… Ah! ce hurlement de Hitler: «Mein Vorhaben, junge Frau? Das Siegen der Rasse über die Nationen!» («Mon projet, ma petite dame? Le triomphe de la race sur les nations!»)… Non ce n'était pas quelqu'un d'ordinaire, votre amie autrichienne… C'était la nièce de Karl Kraus, dis-tu? Die Falke en images! Son mari et elle ont découvert le langage du siècle, il n'y a pas de doute!

Hadouch, lui, ne décolérait pas.

— Vous êtes complètement cintrés, vous autres roumis, votre culte de l'image vous perdra! Tu me connais, Ben, je ne fais pas dans l'intégrisme et je me tape mon pastaga comme n'importe quel mauvais chrétien, mais l'opinion d'Allah mise à part, c'est offenser l'homme que de montrer l'homme à ce point! C'est rouler un patin à la mort! Ma mère en a tourné de l'œil! Qu'une maman puisse exposer comme ça son enfant au regard de Dieu, ma maman à moi ça l'a fait pleurer sur tous les enfants du monde. Et dire que c'est nous qui vous faisons peur… Vous êtes complètement jetés… vraiment!

La reine Zabo, que la psychanalyse avait privée de son corps au profit de sa tête, en était toute retournée, elle aussi.

— Le plus troublant c'est la façon dont ce corps nu semble réagir aux événements du monde. Ses maladies infantiles, la rougeole, la varicelle, sont comme des réactions cutanées à la folie universelle, et son asthme, ensuite, toutes ces manifestations allergiques, sa peau si volcanique… impossible de dissocier les péripéties de l'Histoire des tourments de ce corps, les mots de la mère des maux du fils… il a beaucoup souffert, votre ami Matthias… autant que notre siècle.

Ce que le professeur Berthold exprimait de façon plus technique:

— Ça, on peut dire que de l'eczéma à l'œdème de Quincke, en passant par l'érythème noueux, l'asthme, l'urticaire et le rhumatisme articulaire, il aura fait toutes les formes d'allergies possibles et imaginables, votre patient du siècle! Et j'oublie pas les bricoles: impétigo, perlèche, gerçure, orgelets, pelade, un véritable inventaire pour ces feignants de dermatologues!

Florentis et sa crinière de lion approuvaient la Reine.

— La souffrance du siècle, pour moi, c'est ce lit vide que la caméra continue à filmer pendant le passage de Matthias à Auschwitz… ce lit vide et les aboiements de Hitler dans le micro de Liesclass="underline" «Ihr Sohn ist da, wo er sein muβ! Er hat sich schlecht verheiratet! Ich werde nicht zulassen, daβ die jüdische Pest die Rosse verseucht!», avec leur traduction inscrite en blanc sur le lit vide: «Votre fils est là où il doit être, madame! Il a fait un mauvais mariage! Je ne laisserai pas la peste juive gangrener la race!» Et c'est la réapparition de Matthias sur ce lit, quelques minutes plus tard, Matthias si maigre… la moitié de Matthias, à vrai dire…

*

— On comprend mieux Barnabé à présent, murmurait Julie dans le creux de mon épaule, un père confisqué à ce point par le cinéma, il y a vraiment de quoi vous coller la phobie des images!

— Et on comprend le divorce de Matthias et de Sarah, aussi…

— Oui, a répondu Julie.

Puis, comme tous les soirs à la même heure:

— Bon, il faut que j'y aille.

*

La nuit tombait sur mon lit vide et sur l'écho de ces conversations. Le souvenir de Matthias planait dans l'obscurité. J'ai repensé à toi, mon petit envolé, ma blessure très intime, mon doux interlocuteur. Et je n'ai pas pleuré ton absence, cette fois, non. Tu es mieux là où tu es, crois-moi. En tout cas, mieux qu'ici, où tu n'es pas. Parce que… de quoi s'agit-il, après tout? Soyons lucides, toi et moi, dans notre commune insomnie… Que raconte-t-elle, cette histoire? C'est l'histoire de deux cinglés qui font un enfant pour faire un film… Qui font un enfant dans le seul but de faire un film. Tu aurais pu imaginer une chose pareille, toi? Moi, non. Et que se passe-t-il d'après toi, quand un homme et une femme mettent au monde le sujet de leur film? Ils filment jusqu'au bout, voilà ce qui se passe. Et quelle peut être la fin logique d'un film qui commence par une naissance, d'après toi?

La mort, oui.

Alors dis-moi, franchement, ça t'aurait plu de naître dans un monde où l'ambition des pères est de survivre à leurs enfants?

62

Le médecin légiste Postel-Wagner pointa la télécommande vers le poste. La voix de Liesl se tut et le corps de Matthias Fraenkhel se figea sur l'écran.