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— Alors, la cause du décès, d'après toi?

Le professeur Marty hocha la tête.

— Je ne pense pas que ce soit l'œdème de Quincke. Je dirais que l'œdème est secondaire, réactif si tu préfères…

— A quoi?

— Je ne sais pas. A une agression bactérienne, peut-être.

— C'est aussi l'avis de Postel-Wagner, intervint le divisionnaire Coudrier. Postel, pourriez-vous montrer la suite au professeur Marty?

— Il y a une suite? s'étonna Marty. Le film ne finit pas sur l'œdème?

— Une suite que nous avons trouvée en perquisitionnant chez Sainclair, précisa le commissaire. Une suite que Sainclair n'a pas pu ou voulu négocier… elle était trop…

Ce qui se greffa alors sur l'écran installa entre les trois hommes un silence si profond que le souvenir même du langage pouvait s'y perdre. Le corps de Matthias Fraenkhel se décomposait sous leurs yeux. Ils assistèrent, muets, à cet effondrement de la chair qu'aucune voix ne commentait, puis l'écran retrouva son tremblement originel.

Ce fut Marty qui réinventa le langage.

— Fasciite nécrosante, dit-il enfin.

— C'était aussi votre diagnostic, Postel? demanda Coudrier.

— Oui. La gangrène part du bras droit, un peu au-dessus du poignet, confirma Postel.

— On pourrait revoir cet avant-bras? demanda Marty. J'ai cru remarquer… après l'interruption d'Auschwitz…

— Le tatouage? Tu as bien vu, il est revenu avec un matricule tatoué au-dessus du poignet.

— Mais je n'ai pas l'impression que le tatouage soit toujours visible dans les dernières images. On pourrait vérifier ça?

Ils vérifièrent. Ils étaient la vérité au travail. Ils découvrirent que le tatouage ne figurait plus sur les dernières images. Qu'on l'avait découpé avant le décès de la victime. Qu'on avait dû inoculer à cet endroit précis une saloperie quelconque — streptocoques? — qui avait provoqué une réaction immédiate sur cette peau enflammée. Ils surent alors que ce film — universellement célébré au nom du devoir de mémoire — s'achevait sur un assassinat. Matthias Fraenkhel était mort de cette même putréfaction qui avait emporté en une nuit le Roi des Morts-Vivants sous les yeux horrifiés de sa femme. Fasciite nécrosante. Quant au tatouage de Matthias Fraenkhel, Coudrier leur confirma qu'on l'avait retrouvé chez Sainclair. Le même numéro, oui.

Sainclair avait achevé à sa façon le film du vieux Job Bernardin.

Sainclair, qui était toujours en liberté.

— Allons respirer, supplia Marty. Allons respirer un bon bordeaux…

— On vous emmène, monsieur le divisionnaire? proposa Postel.

— Merci, non, j'ai rendez-vous avec Malaussène, répondit Coudrier. Encore deux ou trois choses à lui expliquer.

*

Même dans le bordeaux, Postel-Wagner et Marty ne purent changer de sujet. Ils avaient un cadavre dans la tête. Leurs assiettes restaient pleines.

— Une chose m'étonne, marmonna Postel-Wagner, c'est que Fraenkhel ait pu exercer si longtemps en souffrant ce qu'il a souffert.

La réponse de Marty fut immédiate.

— Il ne faisait pas d'allergie en exerçant. Il ne souffrait pas non plus en nous faisant cours. Nous étions sa santé, nous autres. Les parturientes étaient sajoie de vivre, et il avait pour les nouveau-nés la passion que tu nourris pour les macchabées.

La deuxième bouteille ressuscita le corps de leur bon maître. Ils revirent Fraenkhel pénétrer dans l'amphithéâtre de leur jeunesse… ce sourire, quand il s'avançait vers les gradins… l'explosion de ses cheveux hirsutes à l'envolée de son chapeau… l'hésitation éthique de cette voix… cet invincible enthousiasme de timide… ce regard qui avait décidé de leur vie…

— Alors tu crois qu'il réservait ses crises à sa petite famille?

— Peut-être même aux seules séances de tournage. Le film y gagnait en valeur symbolique.

— Il doit plaire aux curés, ce film. Je les entends d'ici: «Ce corps qui prend sur lui tous les tourments du monde, mes frères…» La mort du fils, ils adorent ça… sauf avant la naissance.

— Foutu film, gronda Marty. Tout le cimetière en parle!

— On se fusille une troisième bouteille? proposa Postel.

— Whisky, plutôt. Tu portes toujours ton irlandais sur ton cul?

Ils avaient résolu de s'achever. Quitte à rouler sous la table, ils devaient sortir de ce film. Il fallait descendre de cette civière. Il fallait éteindre ce poste. Ce fut Postel-Wagner qui trouva l'interrupteur.

— A propos de curés et de pathologies tordues… Une religieuse enceinte par l'opération du Saint-Esprit, tu crois ça possible, toi?

— Ça dépend de ce qu'ils mettent dans leurs hosties, répondit Marty, mais ils n'ont pas un pape très inventif, dans ce domaine.

— Une sainte authentique, Marty, docteur ès putes, qui sait tout de la queue et de son usage, mais qui a su se garder vierge comme d'autres sont sortis vivants de Stalingrad… Enceinte de huit mois… tu n'aurais pas une explication?

Verres retombés, Marty demanda:

— D'où tu la sors, ta nonne?

Et le médecin légiste Postel-Wagner raconta son amie Gervaise à son ami Marty. Quand il en fut au chapitre des prédictions de Thérèse Malaussène, Marty l'interrompit brutalement.

— Ne cherche pas plus loin, c'est là.

— Où, là?

— Dans la prédiction de Thérèse. Si Thérèse a prédit un polichinelle à ta copine Gervaise, tu es le seul que le résultat étonne. Elle a tout simplement été engrossée par la prédiction de Thérèse, rien de plus normal.

— Perdu. Elle était déjà enceinte quand Thérèse a lu la nouvelle dans sa main.

Marty puisa son diagnostic dans la dernière goutte du whisky.

— Alors, c'est qu'elle s'est fait baiser.

— Exclu.

Ils se turent.

— Cognac?

— Calva, plutôt. Nous ne sortirons pas d'ici avant de savoir pourquoi cette nonnette est en cloque. C'est pas toi, Postel? Tu me le jures?

— Sur la tête de la prochaine bouteille!

— Alors, dis-moi tout. De sa naissance au jour d'aujourd'hui, je veux tout savoir d'elle, n'oublie rien.

Postel raconta tout ce qu'il savait de Gervaise, fille du vieux Thian, compagne d'université de sa femme Géraldine, sainte rédemptrice des putes, Jean-Baptiste des barbeaux, tatoueuse de génie…

— Eugenie? demanda Marty.

— De génie, tatoueuse de génie… tatoueuse de génie et flic de Coudrier, lancée très tôt sur la piste de Sainclair avec les inspecteurs Titus et Silistri, renversée par une voiture, hospitalisée à Saint-Louis…

— A Saint-Louis? Chez qui?

— Berthold.

— Quand?

Postel-Wagner, qui avait la mémoire des chiffres, des dates de naissance et des heures de décès, annonça le jour de l'accident, l'heure exacte de l'hospitalisation… et Marty bondit sur ses pieds.

— Nom de Dieu!

Postel rattrapa la bouteille de calva au vol.

— Nom de Dieu de nom de Dieu! hurlait Marty. Putain de lui! J'y crois pas! Le con! L'extravagant connard! Je ne veux pas y croire! mais il n'en rate pas une, bordel! La totale, putain de Dieu! Il nous aura tout fait! Tout!

Puis, saisissant Postel par le coclass="underline"

— Qu'est-ce que tu fais, là, maintenant, tout de suite? Ne cherche pas, tu ne fais rien. Tes morts peuvent attendre. J'ai la solution de ton énigme! Le diagnostic du siècle! Viens vite, tu ne vas pas être déçu! Tu vas apprendre comment on fait des enfants aux nonnes! Viens, je te dis, je t'emmène sur mon scooter. On va vérifier mon diag… mon diagnostic!

— Sur ton scoutaire?