Et c’était la faute de ces trois misérables, cela ! la faute de cette femme indigne, de cet ami infâme et de ce grand garçon blond qui prenait des airs arrogants.
Il en voulait maintenant à l’enfant autant qu’aux deux autres ! N’était-il pas le fils de Limousin ? Est-ce que Limousin l’aurait gardé, aimé, sans cela ? Est-ce que Limousin n’aurait pas lâché bien vite la mère et le petit s’il n’avait pas su que le petit était à lui, bien à lui ? Est-ce qu’on élève les enfants des autres ?
Donc, ils étaient là, tout près, ces trois malfaiteurs qui l’avaient tant fait souffrir.
Parent les regardait, s’irritant, s’exaltant au souvenir de toutes ses douleurs, de toutes ses angoisses, de tous ses désespoirs. Il s’exaspérait surtout de leur air placide et satisfait. Il avait envie de les tuer, de leur jeter son siphon d’eau de Seltz, de fendre la tête de Limousin qu’il voyait, à toute seconde, se baisser vers son assiette et se relever aussitôt.
Et ils continueraient à vivre ainsi, sans soucis, sans inquiétudes d’aucune sorte. Non, non. C’en était trop à la fin ! Il se vengerait ; il allait se venger tout de suite puisqu’il les tenait sous la main. Mais comment ? Il cherchait, rêvait des choses effroyables comme il en arrive dans les feuilletons, mais ne trouvait rien de pratique. Et il buvait, coup sur coup, pour s’exciter, pour se donner du courage, pour ne pas laisser échapper une pareille occasion, qu’il ne retrouverait sans doute jamais.
Soudain, il eut une idée, une idée terrible ; et il cessa de boire pour la mûrir. Un sourire plissait ses lèvres ; il murmurait : « Je les tiens. Je les tiens. Nous allons voir. Nous allons voir. »
Un garçon lui demanda : – Qu’est-ce que Monsieur désire ensuite ?
— Rien. Du café et du cognac, du meilleur.
Et il les regardait en sirotant ses petits verres. Il y avait trop de monde dans ce restaurant pour ce qu’il voulait faire : donc il attendrait, il les suivrait ; car ils allaient se promener certainement sur la terrasse ou dans la forêt. Quand ils seraient un peu éloignés, il les rejoindrait, et alors il se vengerait, oui, il se vengerait ! Il n’était pas trop tôt d’ailleurs, après vingt-trois ans de souffrances. Ah ! ils ne soupçonnaient guère ce qui allait leur arriver.
Ils achevaient doucement leur déjeuner, en causant avec sécurité. Parent ne pouvait entendre leurs paroles, mais il voyait leurs gestes calmes. La figure de sa femme, surtout, l’exaspérait. Elle avait pris un air hautain, un air de dévote grasse, de dévote inabordable, cuirassée de principes, blindée de vertu.
Puis, ils payèrent l’addition et se levèrent. Alors il vit Limousin. On eût dit un diplomate en retraite, tant il semblait important avec ses beaux favoris souples et blancs dont les pointes tombaient sur les revers de sa redingote.
Ils sortirent. Georges fumait un cigare et portait son chapeau sur l’oreille. Parent, aussitôt, les suivit.
Ils firent d’abord un tour sur la terrasse et admirèrent le paysage avec placidité, comme admirent les gens repus ; puis ils entrèrent dans la forêt.
Parent se frottait les mains, et les suivait toujours, de loin, en se cachant pour ne point éveiller trop tôt leur attention.
Ils allaient à petits pas, prenant un bain de verdure et d’air tiède. Henriette s’appuyait au bras de Limousin et marchait, droite, à son côté, en épouse sûre et fière d’elle. Georges abattait des feuilles avec sa badine, et franchissait parfois les fossés de la route, d’un saut léger de jeune cheval ardent prêt à s’emporter dans le feuillage.
Parent, peu à peu, se rapprochait, haletant d’émotion et de fatigue ; car il ne marchait plus jamais. Bientôt il les rejoignit, mais une peur l’avait saisi, une peur confuse, inexplicable, et il les devança, pour revenir sur eux et les aborder en face.
Il allait, le cœur battant, les sentant derrière lui maintenant, et il se répétait : « Allons, c’est le moment : de l’audace, de l’audace ! C’est le moment. »
Il se retourna. Ils s’étaient assis, tous les trois, sur l’herbe, au pied d’un gros arbre ; et ils causaient toujours.
Alors il se décida, et il revint à pas rapides. S’étant arrêté devant eux, debout au milieu du chemin, il balbutia d’une voix brève, d’une voix cassée par l’émotion :
— C’est moi ! Me voici ! Vous ne m’attendiez pas ?
Tous trois examinaient cet homme qui leur semblait fou.
Il reprit :
— On dirait que vous ne m’avez pas reconnu. Regardez-moi donc ! Je suis Parent, Henri Parent. Hein, vous ne m’attendiez pas ? Vous pensiez que c’était fini, bien fini, que vous ne me verriez plus jamais, jamais. Ah ! mais non, me voilà revenu. Nous allons nous expliquer, maintenant.
Henriette, effarée, cacha sa figure dans ses mains, en murmurant : « Oh ! mon Dieu ! »
Voyant cet inconnu qui semblait menacer sa mère, Georges s’était levé, prêt à le saisir au collet.
Limousin, atterré, regardait avec des yeux effarés ce revenant qui, ayant soufflé quelques secondes, continua : – Alors nous allons nous expliquer maintenant. Voici le moment venu ! Ah ! vous m’avez trompé, vous m’avez condamné à une vie de forçat, et vous avez cru que je ne vous rattraperais pas !
Mais le jeune homme le prit par les épaules, et le repoussant :
— Êtes-vous fou ? Qu’est-ce que vous voulez ? Passez votre chemin bien vite ou je vais vous rosser, moi !
Parent répondit :
— Ce que je veux ? Je veux t’apprendre ce que sont ces gens-là.
Mais Georges, exaspéré, le secouait, allait le frapper. L’autre reprit :
— Lâche-moi donc. Je suis ton père… Tiens, regarde s’ils me reconnaissent maintenant, ces misérables !
Effaré, le jeune homme ouvrit les mains et se tourna vers sa mère.
Parent, libre, s’avança vers elle :
— Hein ? Dites-lui qui je suis, vous ! Dites-lui que je m’appelle Henri Parent, et que je suis son père puisqu’il se nomme Georges Parent, puisque vous êtes ma femme, puisque vous vivez tous les trois de mon argent, de la pension de dix mille francs que je vous fais depuis que je vous ai chassés de chez moi. Dites-lui aussi pourquoi je vous ai chassés de chez moi ? Parce que je vous ai surprise avec ce gueux, cet infâme, avec votre amant ! – Dites-lui ce que j’étais, moi, un brave homme, épousé par vous pour ma fortune, et trompé depuis le premier jour. Dites-lui qui vous êtes et qui je suis…
Il balbutiait, haletait, emporté par la colère.
La femme cria d’une voix déchirante :
— Paul, Paul, empêche-le ; qu’il se taise, qu’il se taise ; empêche-le, qu’il ne dise pas cela devant mon fils !
Limousin, à son tour, s’était levé. Il murmura, d’une voix très basse :
— Taisez-vous. Taisez-vous. Comprenez donc ce que vous faites.
Parent reprit avec emportement :