— Je le sais bien, ce que je fais. Ce n’est pas tout. Il y a une chose que je veux savoir, une chose qui me torture depuis vingt ans.
Puis, se tournant vers Georges, éperdu, qui s’était appuyé contre un arbre :
— Écoute, toi : Quand elle est partie de chez moi, elle a pensé que ce n’était pas assez de m’avoir trahi ; elle a voulu encore me désespérer. Tu étais toute ma consolation ; eh bien, elle t’a emporté en me jurant que je n’étais pas ton père, mais que ton père, c’était lui ! A-t-elle menti ? je ne sais pas. Depuis vingt ans je me le demande.
Il s’avança tout près d’elle, tragique, terrible, et, arrachant la main dont elle se couvrait la face : – Eh bien ! je vous somme aujourd’hui de me dire lequel de nous est le père de ce jeune homme : lui ou moi ; votre mari ou votre amant. Allons, allons, dites !
Limousin se jeta sur lui. Parent le repoussa et, ricanant avec fureur :
— Ah ! tu es brave aujourd’hui ; tu es plus brave que le jour où tu te sauvais sur l’escalier parce que j’allais t’assommer. Eh bien ! si elle ne répond pas, réponds toi-même. Tu dois le savoir aussi bien qu’elle. Dis, es-tu le père de ce garçon ? Allons, allons, parle !
Il revint vers sa femme.
— Si vous ne voulez pas me le dire à moi, dites-le à votre fils au moins. C’est un homme, aujourd’hui. Il a bien le droit de savoir qui est son père. Moi, je ne sais pas, je n’ai jamais su, jamais, jamais ! Je ne peux pas te le dire, mon garçon.
Il s’affolait, sa voix prenait des tons aigus. Et il agitait ses bras comme un épileptique.
— Voilà… voilà… Répondez donc… Elle ne sait pas… Je parie qu’elle ne sait pas… Non… elle ne sait pas… parbleu !… elle couchait avec tous les deux !… Ah ! ah ! ah !… personne ne sait… personne… Est-ce qu’on sait ces choses-là ?… Tu ne le sauras pas non plus, mon garçon, tu ne le sauras pas, pas plus que moi… jamais… Tiens… demande-lui… demande-lui… tu verras qu’elle ne sait pas… Moi non plus… lui non plus… toi non plus… personne ne sait… Tu peux choisir… oui… tu peux choisir… lui ou moi… Choisis… Bonsoir… c’est fini… Si elle se décide à te le dire, tu viendras me l’apprendre, hôtel des Continents, n’est-ce pas ?… Ça me fera plaisir de le savoir… Bonsoir… Je vous souhaite beaucoup d’agrément…
Et il s’en alla en gesticulant, continuant à parler seul, sous les grands arbres, dans l’air vide et frais, plein d’odeurs de sèves. Il ne se retourna point pour les voir. Il allait devant lui, marchant sous une poussée de fureur, sous un souffle d’exaltation, l’esprit emporté par son idée fixe.
Tout à coup, il se trouva devant la gare. Un train partait. Il monta dedans. Durant la route, sa colère s’apaisa, il reprit ses sens et il rentra dans Paris, stupéfait de son audace.
Il se sentait brisé comme si on lui eût rompu les os. Il alla cependant prendre un bock à sa brasserie.
En le voyant entrer, Mlle Zoé, surprise, lui demanda : – Déjà revenu ? Est-ce que vous êtes fatigué ?
Il répondit : – Oui… oui… très fatigué… très fatigué… Vous comprenez… quand on n’a pas l’habitude de sortir ! C’est fini, je n’y retournerai point, à la campagne. J’aurais mieux fait de rester ici. Désormais, je ne bougerai plus.
Et elle ne put lui faire raconter sa promenade, malgré l’envie qu’elle en avait.
Pour la première fois de sa vie il se grisa tout à fait, ce soir-là, et on dut le rapporter chez lui.
La bête à maît’ Belhomme
La diligence du Havre allait quitter Criquetot ; et tous les voyageurs attendaient l’appel de leur nom dans la cour de l’hôtel du Commerce tenu par Malandain fils.
C’était une voiture jaune, montée sur des roues jaunes aussi autrefois, mais rendues presque grises par l’accumulation des boues. Celles de devant étaient toutes petites ; celles de derrière, hautes et frêles, portaient le coffre difforme et enflé comme un ventre de bête. Trois rosses blanches, dont on remarquait, au premier coup d’œil, les têtes énormes et les gros genoux ronds, attelées en arbalète, devaient traîner cette carriole qui avait du monstre dans sa structure et son allure. Les chevaux semblaient endormis déjà devant l’étrange véhicule.
Le cocher Césaire Horlaville, un petit homme à gros ventre, souple cependant, par suite de l’habitude constante de grimper sur ses roues et d’escalader l’impériale, la face rougie par le grand air des champs, les pluies, les bourrasques et les petits verres, les yeux devenus clignotants sous les coups de vent et de grêle, apparut sur la porte de l’hôtel en s’essuyant la bouche d’un revers de main. De larges paniers ronds, pleins de volailles effarées, attendaient devant les paysannes immobiles. Césaire Horlaville les prit l’un après l’autre et les posa sur le toit de sa voiture ; puis il y plaça plus doucement ceux qui contenaient des œufs ; il y jeta ensuite, d’en bas, quelques petits sacs de grain, de menus paquets enveloppés de mouchoirs, de bouts de toile ou de papiers. Puis il ouvrit la porte de derrière et, tirant une liste de sa poche, il lut en appelant :
— Monsieur le curé de Gorgeville.
Le prêtre s’avança, un grand homme puissant, large, gros, violacé et d’air aimable. Il retroussa sa soutane pour lever le pied, comme les femmes retroussent leurs jupes, et grimpa dans la guimbarde.
— L’instituteur de Rollebosc-les-Grinets ?
L’homme se hâta, long, timide, enredingoté jusqu’aux genoux ; et il disparut à son tour dans la porte ouverte.
— Maît’ Poiret, deux places.
Poiret s’en vint, haut et tortu, courbé par la charrue, maigri par l’abstinence, osseux, la peau séchée par l’oubli des lavages. Sa femme le suivait, petite et maigre, pareille à une bique fatiguée, portant à deux mains un immense parapluie vert.
— Maît’ Rabot, deux places.
Rabot hésita, étant de nature perplexe. Il demanda : « C’est ben mé qu’t’appelles ? »
Le cocher, qu’on avait surnommé « dégourdi », allait répondre une facétie, quand Rabot piqua une tête vers la portière, lancé en avant par une poussée de sa femme, une gaillarde haute et carrée dont le ventre était vaste et rond comme une futaille, les mains larges comme des battoirs.
Et Rabot fila dans la voiture à la façon d’un rat qui rentre dans son trou.
— Maît’ Caniveau.
Un gros paysan, plus lourd qu’un bœuf, fit plier les ressorts et s’engouffra à son tour dans l’intérieur du coffre jaune.
— Maît’ Belhomme.
Belhomme, un grand maigre, s’approcha, le cou de travers, la face dolente, un mouchoir appliqué sur l’oreille comme s’il souffrait d’un fort mal de dents.
Tous portaient la blouse bleue par-dessus d’antiques et singulières vestes de drap noir ou verdâtre, vêtements de cérémonie qu’ils découvriraient dans les rues du Havre ; et leurs chefs étaient coiffés de casquettes de soie, hautes comme des tours, suprême élégance dans la campagne normande.
Gésaire Horlaville referma la portière de sa boîte, puis monta sur son siège et fit claquer son fouet.
Les trois chevaux parurent se réveiller et, remuant le cou, firent entendre un vague murmure de grelots.
Le cocher, alors, hurlant : « Hue ! » de toute sa poitrine, fouailla les bêtes à tour de bras. Elles s’agitèrent, firent un effort, et se mirent en route d’un petit trot boiteux et lent. Et derrière elles, la voiture, secouant ses carreaux branlants et toute la ferraille de ses ressorts, faisait un bruit surprenant de ferblanterie et de verrerie, tandis que chaque ligne de voyageurs, ballottée et balancée par les secousses, avait des reflux de flots à tous les remous des cahots.