Zaïra était alors devenue Zara, puis, plus tard, Zara s’était encore modifié en Sarah. On la crut alors israélite.
Les tout derniers, ceux à monocle, l’appelaient donc tout simplement « La Juive ».
Puis elle disparut.
Et voilà que je la retrouvais marchande de tabac à Barviller.
Je lui dis :
— Eh bien, ça va donc, à présent ?
Elle répondit : Un peu mieux.
Une curiosité me saisit de connaître la vie de cette femme. Autrefois je n’y aurais point songé ; aujourd’hui, je me sentais intrigué, attiré, tout à fait intéressé. Je lui demandai :
— Comment as-tu fait pour avoir de la chance ?
— Je ne sais pas. Ça m’est arrivé comme je m’y attendais le moins.
— Est-ce à Chatou que tu l’as rencontrée ?
— Oh non !
— Où ça donc ?
— À Paris, dans l’hôtel que j’habitais.
— Ah ! Est-ce que tu n’avais pas une place à Paris.
— Oui, j’étais chez Madame Ravelet.
— Qui ça, Madame Ravelet ?
— Tu ne connais pas Madame Ravelet ? Oh !
— Mais non.
— La modiste, la grande modiste de la rue de Rivoli.
Et la voilà qui se met à me raconter mille choses de sa vie ancienne, mille choses secrètes de la vie parisienne, l’intérieur d’une maison de modes, l’existence de ces demoiselles, leurs aventures, leurs idées, toute l’histoire d’un cœur d’ouvrière, cet épervier de trottoir qui chasse par les rues, le matin, en allant au magasin, le midi, en flânant, nu-tête, après le repas, et le soir en montant chez elle.
Elle disait, heureuse de parler de l’autrefois :
— Si tu savais comme on est canaille… et comme on en fait de roides. Nous nous les racontions chaque jour. Vrai, on se moque des hommes, tu sais !
Moi, la première rosserie que j’ai faite, c’est au sujet d’un parapluie. J’en avais un vieux, en alpaga, un parapluie à en être honteuse. Comme je le fermais en arrivant, un jour de pluie, voilà la grande Louise qui me dit : — Comment ! tu oses sortir avec ça !
— Mais je n’en ai pas d’autre, et en ce moment, les fonds sont bas.
Ils étaient toujours bas, les fonds !
Elle me répond : — Vas en chercher un à la Madeleine.
Moi, ça m’étonne.
Elle reprend : — C’est là que nous les prenons, toutes ; on en a autant qu’on veut. Et elle m’explique la chose. C’est bien simple.
Donc, je m’en allai avec Irma à la Madeleine. Nous trouvons le sacristain et nous lui expliquons comment nous avons oublié un parapluie la semaine d’avant. Alors il nous demande si nous nous rappelons son manche, et je lui fais l’explication d’un manche avec une pomme d’agate. Il nous introduit dans une chambre où il y avait plus de cinquante parapluies perdus ; nous les regardons tous et nous ne trouvons pas le mien ; mais moi j’en choisis un beau, un très beau, à manche d’ivoire sculpté. Louise est allée le réclamer quelques jours après. Elle l’a décrit avant de l’avoir vu, et on le lui a donné sans méfiance.
Pour faire ça, on s’habillait très chic.
Et elle riait en ouvrant et laissant retomber le couvercle à charnières de la grande boîte à tabac.
Elle reprit : — Oh ! on en avait des tours, et on en avait de si drôles. Tiens, nous étions cinq à l’atelier, quatre ordinaires et une très bien, Irma, la belle Irma. Elle était très distinguée, et elle avait un amant au conseil d’État. Ça ne l’empêchait pas de lui en faire porter joliment. Voilà qu’un hiver elle nous dit : « Vous ne savez pas, nous allons en faire une bien bonne.
Et elle nous conta son idée.
Tu sais, Irma, elle avait une tournure à troubler la tête de tous les hommes, et puis une taille, et puis des hanches qui leur faisaient venir l’eau à la bouche. Donc, elle imagina de nous faire gagner cent francs à chacune pour nous acheter des bagues, et elle arrangea la chose que voici :
Tu sais que je n’étais pas riche, à ce moment-là, les autres non plus ; ça n’allait guère, nous gagnions cent francs par mois au magasin, rien de plus. Il fallait trouver. Je sais bien que nous avions chacune deux ou trois amants habitués qui donnaient un peu, mais pas beaucoup. À la promenade de midi, il arrivait quelquefois qu’on amorçait un monsieur qui revenait le lendemain ; on le faisait poser quinze jours, et puis on cédait. Mais ces hommes-là, ça ne rapporte jamais gros. Ceux de Chatou, c’était pour le plaisir. Oh ! si tu savais les ruses que nous avions ; vrai, c’était à mourir de rire. Donc, quand Irma nous proposa de nous faire gagner cent francs, nous voilà toutes allumées. C’est très vilain ce que je vais te raconter, mais ça ne fait rien ; tu connais la vie, toi, et puis quand on est resté quatre ans à Chatou…
Donc elle nous dit : « Nous allons lever au bal de l’Opéra ce qu’il y a de mieux à Paris comme hommes, les plus distingués et les plus riches. Moi, je les connais. »
Nous n’avons pas cru, d’abord, que c’était vrai ; parce que ces hommes-là ne sont pas faits pour les modistes, pour Irma oui, mais pour nous, non. Oh ! elle était d’un chic, cette Irma. Tu sais, nous avions coutume de dire à l’atelier que si l’empereur l’avait connue, il l’aurait certainement épousée.
Pour lors, elle nous fit habiller de ce que nous avions de mieux et elle nous dit : « Vous, vous n’entrerez pas au bal, vous allez rester chacune dans un fiacre dans les rues voisines. Un monsieur viendra qui montera dans votre voiture. Dès qu’il sera entré, vous l’embrasserez le plus gentiment que vous pourrez ; et puis vous pousserez un grand cri pour montrer que vous vous êtes trompée, que vous en attendiez un autre. Ça allumera le pigeon de voir qu’il prend la place d’un autre et il voudra rester par force ; vous résisterez, vous ferez les cent coups pour le chasser… et puis… vous irez souper avec lui… Alors il vous devra un bon dédommagement.
Tu ne comprends point encore, n’est-ce pas ? Eh bien, voici ce qu’elle fit, la rosse.
Elle nous fit monter toutes les quatre dans quatre voitures, des voitures de cercle, des voitures bien comme il faut, puis elle nous plaça dans des rues voisines de l’Opéra. Alors, elle alla au bal, toute seule. Comme elle connaissait, par leur nom, les hommes les plus marquants de Paris, parce que la patronne fournissait leurs femmes, elle en choisit d’abord un pour l’intriguer. Elle lui en dit de toutes les sortes, car elle a de l’esprit aussi. Quand elle le vit bien emballé, elle ôta son loup, et il fut pris comme dans un filet. Donc il voulut l’emmener tout de suite, et elle lui donna rendez-vous, dans une demi-heure, dans une voiture en face du n° 20 de la rue Taitbout. C’était moi, dans cette voiture-là ? J’étais bien enveloppée et la figure voilée. Donc, tout d’un coup, un monsieur passa sa tête à la portière, et il dit : « C’est vous ? »
Je réponds tout bas : « Oui, c’est moi, montez vite. »
Il monte ; et moi je le saisis dans mes bras et je l’embrasse, mais je l’embrasse à lui couper la respiration ; puis je reprends :
— Oh ! que je suis heureuse ! que je suis heureuse !