Quant à moi, maintenant, j’ai fermé mon âme. Je ne dis plus à personne ce que je crois, ce que je pense et ce que j’aime. Me sachant condamné à l’horrible solitude, je regarde les choses, sans jamais émettre mon avis. Que m’importent les opinions, les querelles, les plaisirs, les croyances ! Ne pouvant rien partager avec personne, je me suis désintéressé de tout. Ma pensée, invisible, demeure inexplorée. J’ai des phrases banales pour répondre aux interrogations de chaque jour, et un sourire qui dit : « oui », quand je ne veux même pas prendre la peine de parler.
Me comprends-tu ?
Nous avions remonté la longue avenue jusqu’à l’arc de triomphe de l’Étoile, puis nous étions redescendus jusqu’à la place de la Concorde, car il avait énoncé tout cela lentement, en ajoutant encore beaucoup d’autres choses dont je ne me souviens plus.
Il s’arrêta et, brusquement, tendant le bras vers le haut obélisque de granit, debout sur le pavé de Paris et qui perdait, au milieu des étoiles, son long profil égyptien, monument exilé, portant au flanc l’histoire de son pays écrite en signes étranges, mon ami s’écria :
— Tiens, nous sommes tous comme cette pierre.
Puis il me quitta sans ajouter un mot.
Était-il gris ? Était-il fou ? Était-il sage ? Je ne le sais encore. Parfois il me semble qu’il avait raison ; parfois il me semble qu’il avait perdu l’esprit.
Au bord du lit
Un grand feu flambait dans l’âtre. Sur la table japonaise, deux tasses à thé se faisaient face, tandis que la théière fumait à côté contre le sucrier flanqué du carafon de rhum.
Le comte de Sallure jeta son chapeau, ses gants et sa fourrure sur une chaise, tandis que la comtesse, débarrassée de sa sortie de bal, rajustait un peu ses cheveux devant la glace. Elle se souriait aimablement à elle-même en tapotant, du bout de ses doigts fins et luisants de bagues, les cheveux frisés des tempes. Puis elle se tourna vers son mari. Il la regardait depuis quelques secondes, et semblait hésiter comme si une pensée intime l’eût gêné.
Enfin il dit :
— Vous a-t-on assez fait la cour, ce soir ?
Elle le considéra dans les yeux, le regard allumé d’une flamme de triomphe et de défi, et répondit :
— Je l’espère bien !
Puis elle s’assit à sa place. Il se mit en face d’elle et reprit en cassant une brioche.
— C’en était presque ridicule… pour moi ?
Elle demanda : — Est-ce une scène ? avez-vous l’intention de me faire des reproches ?
— Non, ma chère amie, je dis seulement que ce M. Burel a été presque inconvenant auprès de vous. Si… si… si j’avais eu des droits… je me serais fâché.
— Mon cher ami, soyez franc. Vous ne pensez plus aujourd’hui comme vous pensiez l’an dernier, voilà tout. Quand j’ai su que vous aviez une maîtresse, une maîtresse que vous aimiez, vous ne vous occupiez guère si on me faisait ou si on ne me faisait pas la cour. Je vous ai dit mon chagrin, j’ai dit, comme vous ce soir, mais avec plus de raison : Mon ami, vous compromettez Madame de Servy, vous me faites de la peine et vous me rendez ridicule. Qu’avez-vous répondu ? Oh ! vous m’avez parfaitement laissé entendre que j’étais libre, que le mariage, entre gens intelligents, n’était qu’une association d’intérêts, un lien social, mais non un lien moral. Est-ce vrai ? Vous m’avez laissé comprendre que votre maîtresse était infiniment mieux que moi, plus séduisante, plus femme ! Vous avez dit : plus femme. Tout cela était entouré, bien entendu, de ménagements d’homme bien élevé, enveloppé de compliments, énoncé avec une délicatesse à laquelle je rends hommage. Je n’en ai pas moins parfaitement compris.
Il a été convenu que nous vivrions désormais ensemble, mais complètement séparés. Nous avions un enfant qui formait entre nous un trait d’union.
Vous m’avez presque laissé deviner que vous ne teniez qu’aux apparences, que je pouvais, s’il me plaisait, prendre un amant pourvu que cette liaison restât secrète. Vous avez longuement disserté, et fort bien, sur la finesse des femmes, sur leur habileté pour ménager les convenances, etc., etc.
J’ai compris, mon ami, parfaitement compris. Vous aimiez alors beaucoup, beaucoup Madame de Servy, et ma tendresse légitime, ma tendresse légale vous gênait. Je vous enlevais, sans doute, quelques-uns de vos moyens. Nous avons, depuis lors, vécu séparés. Nous allons dans le monde ensemble, nous en revenons ensemble, puis nous rentrons chacun chez nous.
Or, depuis un mois ou deux, vous prenez des allures d’homme jaloux. Qu’est-ce que cela veut dire ?
— Ma chère amie, je ne suis point jaloux, mais j’ai peur de vous voir vous compromettre. Vous êtes jeune, vive, aventureuse…
— Pardon, si nous parlons d’aventures, je demande à faire la balance entre nous.
— Voyons, ne plaisantez pas, je vous prie. Je vous parle en ami, en ami sérieux. Quant à tout ce que vous venez de dire, c’est fortement exagéré.
— Pas du tout. Vous avez avoué, vous m’avez avoué votre liaison, ce qui équivalait à me donner l’autorisation de vous imiter. Je ne l’ai pas fait…
— Permettez…
— Laissez-moi donc parler. Je ne l’ai pas fait. Je n’ai point d’amant, et je n’en ai pas eu… jusqu’ici. J’attends… je cherche… je ne trouve pas. Il me faut quelqu’un de bien… de mieux que vous… C’est un compliment que je vous fais et vous n’avez pas l’air de le remarquer.
— Ma chère, toutes ces plaisanteries sont absolument déplacées.
— Mais je ne plaisante pas le moins du monde. Vous m’avez parlé du dix-huitième siècle, vous m’avez laissé entendre que vous étiez régence. Je n’ai rien oublié. Le jour où il me conviendra de cesser d’être ce que je sais, vous aurez beau faire, entendez-vous, vous serez, sans même vous en douter… cocu comme d’autres.
— Oh !… pouvez-vous prononcer de pareils mots ?
— De pareils mots !… Mais vous avez ri comme un fou quand Madame de Gers a déclaré que M. de Servy avait l’air d’un cocu à la recherche de ses cornes.
— Ce qui peut paraître drôle dans la bouche de Madame de Gers devient inconvenant dans la vôtre.
— Pas du tout. Mais vous trouvez très plaisant le mot cocu quand il s’agit de M. de Servy, et vous le jugez fort malsonnant quand il s’agit de vous. Tout dépend du point de vue. D’ailleurs je ne tiens pas à ce mot, je ne l’ai prononcé que pour voir si vous êtes mûr.
— Mûr… Pour quoi ?
— Mais pour l’être. Quand un homme se fâche en entendant dire cette parole, c’est qu’il… brûle. Dans deux mois, vous rirez tout le premier si je parle d’un… coiffé. Alors… oui… quand on l’est, on ne le sent pas.
— Vous êtes, ce soir, tout à fait mal élevée. Je ne vous ai jamais vue ainsi.
— Ah ! voilà… j’ai changé… en mal. C’est votre faute.
— Voyons, ma chère, parlons sérieusement. Je vous prie, je vous supplie de ne pas autoriser, comme vous l’avez fait ce soir, les poursuites inconvenantes de M. Burel.
— Vous êtes jaloux. Je le disais bien.
— Mais non, non. Seulement je désire n’être pas ridicule. Je ne veux pas être ridicule. Et si je revois ce monsieur vous parler dans les… épaules, ou plutôt entre les seins…