Ils ne parlaient jamais durant le trajet, allant devant eux, avec la même idée en tête, qui leur tenait lieu de causerie, car ils avaient trouvé, à l’entrée du petit bois des Champioux, un endroit leur rappelant leur pays, et ils ne se sentaient bien que là.
Au croisement des routes de Colombes et de Chatou, comme on arrivait sous les arbres, ils ôtaient leur coiffure qui leur écrasait la tête, et ils s’essuyaient le front.
Ils s’arrêtaient toujours un peu sur le pont de Bezons pour regarder la Seine. Ils demeuraient là, deux ou trois minutes, courbés en deux, penchés sur le parapet ; ou bien ils considéraient le grand bassin d’Argenteuil où couraient les voiles blanches et inclinées des clippers, qui, peut-être, leur remémoraient la mer bretonne, le port de Vannes dont ils étaient voisins, et les bateaux pêcheurs s’en allant à travers le Morbihan, vers le large.
Dès qu’ils avaient franchi la Seine, ils achetaient leurs provisions chez le charcutier, le boulanger et le marchand de vin du pays. Un morceau de boudin, quatre sous de pain et un litre de petit bleu constituaient leurs vivres emportés dans leurs mouchoirs. Mais, aussitôt sortis du village, ils n’avançaient plus qu’à pas très lents et ils se mettaient à parler.
Devant eux, une plaine maigre, semée de bouquets d’arbres, conduisait au bois, au petit bois qui leur avait paru ressembler à celui de Kermarivan. Les blés et les avoines bordaient l’étroit chemin perdu dans la jeune verdure des récoltes, et Jean Kerderen disait chaque fois à Luc Le Ganidec :
— C’est tout comme auprès de Plounivon.
— Oui, c’est tout comme.
Ils s’en allaient, côte à côte, l’esprit plein de vagues souvenirs du pays, plein d’images réveillées, d’images naïves comme les feuilles coloriées d’un sou. Ils revoyaient un coin de champ, une haie, un bout de lande, un carrefour, une croix de granit.
Chaque fois aussi, ils s’arrêtaient auprès d’une pierre qui bornait une propriété, parce qu’elle avait quelque chose du dolmen de Locneuven.
En arrivant au premier bouquet d’arbres, Luc Le Ganidec cueillait tous les dimanches une baguette, une baguette de coudrier ; il se mettait à arracher tout doucement l’écorce en pensant aux gens de là-bas.
Jean Kerderen portait les provisions.
De temps en temps, Luc citait un nom, rappelait un fait de leur enfance, en quelques mots seulement qui leur donnaient longtemps à songer. Et le pays, le cher pays lointain les repossédait peu à peu, les envahissait, leur envoyait, à travers la distance, ses formes, ses bruits, ses horizons connus, ses odeurs, l’odeur de la lande verte où courait l’air marin.
Ils ne sentaient plus les exhalaisons du fumier parisien dont sont engraissées les terres de la banlieue, mais le parfum des ajoncs fleuris que cueille et qu’emporte la brise salée du large. Et les voiles des canotiers, apparues au-dessus des berges, leur semblaient les voiles des caboteurs, aperçues derrière la longue plaine qui s’en allait de chez eux jusqu’au bord des flots.
Ils marchaient à petits pas, Luc Le Ganidec et Jean Kerderen, contents et tristes, hantés par un chagrin doux, un chagrin lent et pénétrant de bête en cage, qui se souvient.
Et quand Luc avait fini de dépouiller la mince baguette de son écorce, ils arrivaient au coin du bois où ils déjeunaient tous les dimanches.
Ils retrouvaient les deux briques cachées par eux dans un taillis, et ils allumaient un petit feu de branches pour cuire leur boudin sur la pointe de leur couteau.
Et quand ils avaient déjeuné, mangé leur pain jusqu’à la dernière miette, et bu leur vin jusqu’à la dernière goutte, ils demeuraient assis dans l’herbe, côte à côte, sans rien dire, les yeux au loin, les paupières lourdes, les doigts croisés comme à la messe, leurs jambes rouges allongées à côté des coquelicots du champ ; et le cuir de leurs shakos et le cuivre de leurs boutons luisaient sous le soleil ardent, faisaient s’arrêter les alouettes qui chantaient en planant sur leurs têtes.
Vers midi, ils commençaient à tourner leurs regards de temps en temps du côté du village de Bezons, car la fille à la vache allait venir.
Elle passait devant eux tous les dimanches pour aller traire et remiser sa vache, la seule vache du pays qui fût à l’herbe, et qui pâturait une étroite prairie sur la lisière du bois, plus loin.
Ils apercevaient bientôt la servante, seul être humain marchant à travers la campagne, et ils se sentaient réjouis par les reflets brillants que jetait le seau de fer blanc sous la flamme du soleil. Jamais ils ne parlaient d’elle. Ils étaient seulement contents de la voir, sans comprendre pourquoi.
C’était une grande fille vigoureuse, rousse et brûlée par l’ardeur des jours clairs, une grande fille hardie de la campagne parisienne.
Une fois, en les revoyant assis à la même place, elle leur dit :
— Bonjour… vous v’nez donc toujours ici ?
Luc Le Ganidec, plus osant, balbutia :
— Oui, nous v’nons au repos.
Ce fut tout. Mais, le dimanche suivant, elle rit en les apercevant, elle rit avec une bienveillance protectrice de femme dégourdie qui sentait leur timidité, et elle demanda :
— Que qu’vous faites comme ça ? C’est-il qu’vous r’gardez pousser l’herbe ?
Luc égayé sourit aussi : P’téte ben.
Elle reprit : Hein ! Ça va pas vite.
Il répliqua, riant toujours : — Pour ça, non.
Elle passa. Mais en revenant avec son seau plein de lait, elle s’arrêta encore devant eux, et leur dit :
En voulez-vous une goutte ? Ça vous rappellera l’pays.
Avec son instinct d’être de même race, loin de chez elle aussi peut-être, elle avait deviné et touché juste.
Ils furent émus tous les deux. Alors elle fit couler un peu de lait, non sans peine, dans le goulot du litre de verre où ils apportaient leur vin ; et Luc but le premier, à petites gorgées, en s’arrêtant à tout moment pour regarder s’il ne dépassait point sa part. Puis il donna la bouteille à Jean.
Elle demeurait debout devant eux, les mains sur ses hanches, son seau par terre à ses pieds, contente du plaisir qu’elle leur faisait.
Puis elle s’en alla, en criant : — Allons, adieu ; à dimanche !
Et ils suivirent des yeux, aussi longtemps qu’ils purent la voir, sa haute silhouette qui s’en allait, qui diminuait, qui semblait s’enfoncer dans la verdure des terres.
Quand ils quittèrent la caserne, la semaine d’après, Jean dit à Luc :
— Faut-il pas li acheter qué que chose de bon ?
Et ils demeurèrent fort embarrassés devant le problème d’une friandise à choisir pour la fille à la vache.
Luc opinait pour un morceau d’andouille, mais Jean préférait des berlingots, car il aimait les sucreries. Son avis l’emporta et ils prirent, chez un épicier, pour deux sous de bonbons blancs et rouges.
Ils déjeunèrent plus vite que de coutume, agités par l’attente.
Jean l’aperçut le premier : « La v’là », dit-il. Luc reprit : « Oui. La v’là. »