Elle riait de loin en les voyant, elle cria :
— Ça va-t-il comme vous voulez ?
Ils répondirent ensemble :
— Et de vot’part ?
Alors elle causa, elle parla de choses simples qui les intéressaient, du temps, de la récolte, de ses maîtres.
Ils n’osaient point offrir leurs bonbons qui fondaient doucement dans la poche de Jean.
Luc enfin s’enhardit et murmura :
— Nous vous avons apporté quelque chose.
Elle demanda : — Qué’que c’est donc ?
Alors Jean, rouge jusqu’aux oreilles, atteignit le mince cornet de papier et le lui tendit.
Elle se mit à manger les petits morceaux de sucre qu’elle roulait d’une joue à l’autre et qui faisaient des bosses sous la chair. Les deux soldats, assis devant elle, la regardaient, émus et ravis.
Puis elle alla traire sa vache, et elle leur donna encore du lait en revenant.
Ils pensèrent à elle toute la semaine, et ils en parlèrent plusieurs fois. Le dimanche suivant, elle s’assit à côté d’eux pour deviser plus longtemps, et tous les trois, côte à côte, les yeux perdus au loin, les genoux enfermés dans leurs mains croisées, ils racontèrent des menus faits et des menus détails des villages où ils étaient nés, tandis que la vache, là-bas, voyant arrêtée en route la servante, tendait vers elle sa lourde tête aux naseaux humides, et mugissait longuement pour l’appeler.
La fille accepta bientôt de manger un morceau avec eux et de boire un petit coup de vin. Souvent, elle leur apportait des prunes dans sa poche ; car la saison des prunes était venue. Sa présence dégourdissait les deux petits soldats bretons qui bavardaient comme deux oiseaux.
Or, un mardi, Luc Le Ganidec demanda une permission, ce qui ne lui arrivait jamais, et il ne rentra qu’à dix heures du soir.
Jean, inquiet, cherchait en sa tête pour quelle raison son camarade avait bien pu sortir ainsi.
Le vendredi suivant, Luc, ayant emprunté dix sous à son voisin de lit, demanda encore et obtint l’autorisation de quitter pendant quelques heures.
Et quand il se mit en route avec Jean pour la promenade du dimanche, il avait l’air tout drôle, tout remué, tout changé. Kerderen ne comprenait pas, mais il soupçonnait vaguement quelque chose, sans deviner ce que ça pouvait être.
Ils ne dirent pas un mot jusqu’à leur place habituelle, dont ils avaient usé l’herbe à force de s’asseoir au même endroit ; et ils déjeunèrent lentement. Ils n’avaient faim ni l’un ni l’autre.
Bientôt la fille apparut. Ils la regardaient venir comme ils faisaient tous les dimanches. Quand elle fut tout près, Luc se leva et fit deux pas. Elle posa son seau par terre, et l’embrassa. Elle l’embrassa fougueusement, en lui jetant ses bras au cou, sans s’occuper de Jean, sans songer qu’il était là, sans le voir.
Et il demeurait éperdu, lui, le pauvre Jean, si éperdu qu’il ne comprenait pas, l’âme bouleversée, le cœur crevé, sans se rendre compte encore.
Puis, la fille s’assit à côté de Luc, et ils se mirent à bavarder.
Jean ne les regardait pas, il devinait maintenant pourquoi son camarade était sorti deux fois pendant la semaine, et il sentait en lui un chagrin cuisant, une sorte de blessure, ce déchirement que font les trahisons.
Luc et la fille se levèrent pour aller ensemble remiser la vache.
Jean les suivit des yeux. Il les vit s’éloigner côte à côte. La culotte rouge de son camarade faisait une tache éclatante dans le chemin. Ce fut Luc qui ramassa le maillet et frappa sur le pieu qui retenait la bête.
La fille se baissa pour la traire, tandis qu’il caressait d’une main distraite l’échine coupante de l’animal. Puis ils laissèrent le seau dans l’herbe et ils s’enfoncèrent sous le bois.
Jean ne voyait plus rien que le mur de feuilles où ils étaient entrés ; et il se sentait si troublé que, s’il avait essayé de se lever, il serait tombé sur place assurément. Il demeurait immobile, abruti d’étonnement et de souffrance, d’une souffrance naïve et profonde. Il avait envie de pleurer, de se sauver, de se cacher, de ne plus voir personne jamais.
Tout à coup, il les aperçut qui sortaient du taillis. Ils revinrent doucement en se tenant par la main, comme font les promis dans les villages. C’était Luc qui portait le seau.
Ils s’embrassèrent encore avant de se quitter, et la fille s’en alla après avoir jeté à Jean un bonsoir amical et un sourire d’intelligence. Elle ne pensa point à lui offrir du lait ce jour-là.
Les deux petits soldats demeurèrent côte à côte, immobiles comme toujours, silencieux et calmes, sans que la placidité de leur visage montrât rien de ce qui troublait leur cœur. Le soleil tombait sur eux. La vache, parfois, mugissait en les regardant de loin.
À l’heure ordinaire, ils se levèrent pour revenir.
Luc épluchait une baguette. Jean portait le litre vide. Il le déposa chez le marchand de vin de Bezons. Puis ils s’engagèrent sur le pont, et, comme chaque dimanche, ils s’arrêtèrent au milieu, afin de regarder couler l’eau quelques instants.
Jean se penchait, se penchait de plus en plus sur la balustrade de fer, comme s’il avait vu dans le courant quelque chose qui l’attirait. Luc lui dit : « C’est-il que tu veux y boire un coup ? » Comme il prononçait le dernier mot, la tête de Jean emporta le reste, les jambes enlevées décrivirent un cercle en l’air, et le petit soldat bleu et rouge tomba d’un bloc, entra et disparut dans l’eau.
Luc, la gorge paralysée d’angoisse, essayait en vain de crier. Il vit plus loin quelque chose remuer ; puis la tête de son camarade surgit à la surface du fleuve, pour y rentrer aussitôt.
Plus loin encore, il aperçut, de nouveau, une main, une seule main qui sortit de la rivière, et y replongea. Ce fut tout.
Les mariniers accourus ne retrouvèrent point le corps ce jour-là.
Luc revint seul à la caserne, en courant, la tête affolée, et il raconta l’accident, les yeux et la voix pleins de larmes, et se mouchant coup sur coup : « Il se pencha… il se… il se pencha… si bien… si bien que la tête fit culbute… et… et… le v’là qui tombe… qui tombe… »
Il ne put en dire plus long, tant l’émotion l’étranglait. – S’il avait su…
FIN