Mont Oriol (1887)
Premiere partie
I
Les premiers baigneurs, les matineux déjà sortis de l’eau, se promenaient à pas lents, deux par deux ou solitaires, sous les grands arbres, le long du ruisseau qui descend des gorges d’Enval.
D’autres arrivaient du village, et entraient dans l’établissement d’un air pressé. C’était un grand bâtiment dont le rez-de-chaussée demeurait réservé au traitement thermal, tandis que le premier étage servait de casino, café et salle de billard.
Depuis que le Docteur Bonnefille avait découvert dans le fond d’Enval la grande source, baptisée par lui source Bonnefille, quelques propriétaires du pays et des environs, spéculateurs timides, s’étaient décidés à construire au milieu de ce superbe vallon d’Auvergne, sauvage et gai pourtant, planté de noyers et de châtaigniers géants, une vaste maison à tous usages, servant également pour la guérison et pour le plaisir, où l’on vendait, en bas, de l’eau minérale, des douches et des bains, en haut, des bocks, des liqueurs et de la musique.
On avait enclos une partie du ravin, le long du ruisseau, pour constituer le parc indispensable à toute ville d’eaux ; on avait tracé trois allées, une presque droite et deux en festons ; on avait fait jaillir au bout de la première une source artificielle détachée de la source principale et qui bouillonnait dans une grande cuvette de ciment, abritée par un toit de paille, sous la garde d’une femme impassible que tout le monde appelait familièrement Marie. Cette calme Auvergnate, coiffée d’un petit bonnet toujours bien blanc, et presque entièrement couverte par un large tablier toujours bien propre qui cachait sa robe de service, se levait avec lenteur dès qu’elle apercevait dans le chemin un baigneur s’en venant vers elle. L’ayant reconnu elle choisissait son verre dans une petite armoire mobile et vitrée, puis elle l’emplissait doucement au moyen d’une écuelle de zinc emmanchée au bout d’un bâton.
Le baigneur triste souriait, buvait, rendait le verre en disant : « Merci, Marie ! » puis se retournait et s’en allait. Et Marie se rasseyait sur sa chaise de paille pour attendre le suivant.
Ils n’étaient pas nombreux d’ailleurs. Depuis six ans seulement la station d’Enval était ouverte aux malades, et ne comptait guère plus de clients, après ces six années d’exercice, qu’au début de la première. Ils venaient là une cinquantaine, attirés surtout par la beauté du pays, par le charme de ce petit village noyé sous des arbres énormes dont les troncs tortus semblaient aussi gros que les maisons, et par la réputation des gorges de ce bout de vallon étrange, ouvert sur la grande plaine d’Auvergne et finissant brusquement au pied de la haute montagne, de la montagne hérissée d’anciens cratères, finissant dans une crevasse sauvage et superbe, pleine de rocs éboulés ou menaçants, où coule un ruisseau qui cascade sur les pierres géantes et forme un petit lac devant chacune.
Cette station thermale avait commencé comme elles commencent toutes, par une brochure du Docteur Bonnefille sur sa source. Il débutait en vantant les séductions alpestres du pays en style majestueux et sentimental. Il n’avait pris que des adjectifs de choix, de luxe, ceux qui font de l’effet sans rien dire. Tous les environs étaient pittoresques, remplis de sites grandioses ou de paysages d’une gracieuse intimité. Toutes les promenades les plus proches possédaient un remarquable cachet d’originalité propre à frapper l’esprit des artistes et des touristes. Puis brusquement, sans transitions, il était tombé dans les qualités thérapeutiques de la source Bonnefille, bicarbonatée, sodique, mixte, acidulée, lithinée, ferrugineuse, etc., et capable de guérir toutes les maladies. Il les avait d’ailleurs énumérées sous ce titre : affections chroniques ou aiguës spécialement tributaires d’Enval ; et la liste était longue de ces affections tributaires d’Enval, longue, variée, consolante pour toutes les catégories de malades. La brochure se terminait par des renseignements utiles de vie pratique, prix des logements, des denrées, des hôtels. Car trois hôtels avaient surgi en même temps que l’établissement casino-médical. C’étaient : le Splendid Hotel, tout neuf, construit sur le versant du vallon dominant les bains, l’hôtel des Thermes, ancienne auberge replâtrée, et l’hôtel Vidaillet, formé tout simplement par l’achat de trois maisons voisines qu’on avait perforées afin d’en faire une seule.
Puis, du même coup, deux médecins nouveaux s’étaient trouvés installés dans le pays, un matin, sans qu’on sût bien comment ils étaient venus, car les médecins, dans les villes d’eaux, semblent sortir des sources, à la façon des bulles de gaz. C’étaient : le Docteur Honorat, un Auvergnat, et le Docteur Latonne, de Paris. Une haine farouche avait éclaté aussitôt entre le Docteur Latonne et le Docteur Bonnefille, tandis que le Docteur Honorat, gros homme propre et bien rasé, souriant et souple, avait tendu sa main droite au premier, sa main gauche au second, et demeurait en bons termes avec les deux. Mais le Docteur Bonnefille dominait la situation par son titre d’Inspecteur des eaux et de l’établissement thermal d’Enval-les-Bains.
Ce titre était sa force, et l’établissement sa chose. Il y passait ses jours, on disait même ses nuits. Cent fois dans la matinée il allait de sa maison, toute proche dans le village, à son cabinet de consultation installé à droite à l’entrée du couloir. Embusqué là comme une araignée dans sa toile, il guettait les allées et venues des malades, surveillant les siens d’un œil sévère et ceux des autres d’un œil furieux. Il interpellait tout le monde presque à la façon d’un capitaine en mer, et il terrifiait les nouveaux venus, à moins qu’il ne les fît sourire.
Comme il arrivait ce jour-là d’un pas rapide qui laissait voltiger, à la façon de deux ailes, les vastes basques de sa vieille redingote, il fut arrêté net par une voix qui criait : « Docteur ! »
Il se retourna. Sa figure maigre, ridée de grands plis mauvais dont le fond semblait noir, salie par une barbe grisâtre rarement coupée, fit un effort pour sourire ; et il enleva le chapeau de soie de forme haute, râpé, taché, graisseux dont il couvrait sa longue chevelure poivre et sel, « poivre et sale », disait son rival le Docteur Latonne. Puis il fit un pas, s’inclina et murmura :
— Bonjour, Monsieur le Marquis, vous allez bien, ce matin ?
Un petit homme très soigné, le marquis de Ravenel, tendit la main au médecin, et répondit :
— Très bien, Docteur, très bien, ou, du moins, pas mal. Je souffre toujours des reins ; mais enfin je vais mieux, beaucoup mieux ; et je n’en suis encore qu’à mon dixième bain. L’année dernière, je n’ai obtenu d’effet qu’au seizième ; vous vous en souvenez ?
— Oui, parfaitement.
— Mais ce n’est pas de ça que je veux vous parler. Ma fille est arrivée ce matin, et je désire vous entretenir à son sujet tout d’abord, parce que mon gendre, M. Andermatt, William Andermatt, le banquier…
— Oui, je sais.
— Mon gendre a une lettre de recommandation pour le Docteur Latonne. Moi, je n’ai confiance qu’en vous, et je vous prie de vouloir bien monter jusqu’à l’hôtel, avant… vous comprenez… J’ai mieux aimé vous dire les choses franchement… Êtes-vous libre, à présent ?