Comme elle s’en allait, le Docteur Bonnefille ouvrit la porte de son cabinet de consultation et la pria d’entrer, en la saluant avec cérémonie. Il s’informa de sa santé, lui tâta le pouls, regarda sa langue, prit des nouvelles de son appétit et de sa digestion, l’interrogea sur son sommeil, puis la reconduisit jusqu’à l’entrée de l’appartement en répétant :
— Allons, allons, ça va bien, ça va bien. Mes respects, s’il vous plaît, à Monsieur votre père, un des hommes les plus distingués que j’aie rencontrés dans ma carrière.
Elle sortit enfin, ennuyée déjà de cette obsession, et devant la porte elle aperçut le marquis qui causait avec Andermatt, Gontran et Paul Brétigny.
Son mari, dans la tête de qui toute idée nouvelle bourdonnait sans repos, comme une mouche dans une bouteille, racontait l’histoire du paralytique, et voulait retourner voir si le vagabond prenait son bain.
On y alla, pour lui plaire.
Mais Christiane, tout doucement, retint son frère en arrière, et, lorsqu’ils furent un peu loin des autres :
— Dis donc, je voulais te parler de ton ami ; il ne me plaît pas beaucoup, à moi. Explique-moi au juste ce qu’il est.
Et Gontran, qui connaissait Paul depuis plusieurs années, raconta cette nature passionnée, brutale, sincère et bonne, par élans.
C’était, disait-il, un garçon intelligent, dont l’âme brusque se jetait dans les idées avec impétuosité. Cédant à toutes ses impulsions, ne sachant ni se maîtriser, ni se diriger, ni combattre une sensation par un raisonnement, ni gouverner sa vie avec une méthode faite de convictions méditées, il obéissait à ses entraînements, excellents ou détestables, dès qu’un désir, dès qu’une pensée, dès qu’une émotion quelconque troublait sa nature exaltée.
Il s’était battu déjà sept fois en duel, aussi prompt à insulter les gens qu’à devenir ensuite leur ami ; il avait eu des furies d’amour pour des femmes de toutes classes, adorées avec un égal emportement, depuis l’ouvrière cueillie au seuil de son magasin, jusqu’à l’actrice enlevée, oui enlevée, le soir d’une première représentation, comme elle posait le pied dans son coupé pour rentrer chez elle, et emportée par lui, dans ses bras, au milieu des passants stupéfaits, et jetée dans une voiture qui disparaissait au galop sans qu’on pût la suivre ou la rattraper.
Et Gontran conclut :
— Voilà. C’est un bon garçon, mais un fou ; très riche d’ailleurs, et capable de tout, de tout, de tout quand il perd la tête.
Christiane reprit :
— Quel singulier parfum il a, ça sent très bon. Qu’est-ce que c’est ?
Gontran répondit :
— Je n’en sais rien, il ne veut pas le dire ; je crois que ça vient de Russie. C’est l’actrice, son actrice, celle dont je le guéris en ce moment, qui lui a donné cela. Oui, ça sent très bon en effet.
On apercevait sur la route un attroupement de baigneurs et de paysans, car on avait coutume, chaque matin avant le déjeuner, de faire un tour sur ce chemin.
Christiane et Gontran rejoignirent le marquis, Andermatt et Paul, et ils virent bientôt, à la place où la veille encore s’élevait le morne, une tête humaine, bizarre, coiffée d’une loque de feutre gris, couverte d’une grande barbe blanche, et qui sortait de terre, une sorte de tête de décapité qu’on aurait cru poussée là, comme une plante. Autour d’elle, des vignerons stupéfaits regardaient, impassibles, les Auvergnats n’étant point moqueurs, tandis que trois gros messieurs, clients des hôtels de second ordre, riaient et plaisantaient.
Oriol et son fils, debout, contemplaient le vagabond qui trempait dans son trou, assis sur une pierre, avec de l’eau jusqu’au menton. On eût dit un supplicié d’autrefois, condamné pour quelque crime étrange de sorcellerie ; et il n’avait point lâché ses béquilles baignées à côté de lui.
Andermatt, ravi, répétait :
— Bravo, bravo ! Voilà un exemple que devraient suivre tous les gens du pays qui souffrent de douleurs.
Et, se penchant sur le bonhomme, il lui cria comme s’il eût été sourd :
— Êtes-vous bien ?
L’autre, qui semblait abruti complètement par cette eau brûlante, répondit :
— Il me chemble que je fonds. Bougrre, qu’elle est chaude !
Mais le père Oriol déclara :
— Plus qu’elle est chaude, plus que t’iras bien.
Une voix dit, derrière le marquis :
— Qu’est-ce que c’est que cela ?
Et M. Aubry-Pasteur, soufflant toujours, s’arrêta, au retour de sa promenade quotidienne.
Alors Andermatt expliqua son projet de guérison.
Mais le vieux répétait :
— Bougrre, qu’elle est chaude !
Et il voulait sortir, demandant de l’aide pour le tirer de là.
Le banquier finit par le calmer en lui promettant vingt sous de plus par bain.
On faisait cercle autour du trou où flottaient les haillons grisâtres dont était couvert ce vieux corps.
Une voix dit :
— Quel pot-au-feu ! Je n’y tremperais pas une soupe.
Un autre reprit :
— La viande non plus ne m’irait guère.
Mais le marquis remarqua que les bulles d’acide carbonique semblaient plus nombreuses, plus grosses et plus vives, dans cette nouvelle source que dans celle des bains.
Les loques du vagabond en étaient couvertes, et ces bulles montaient à la surface en telle abondance que l’eau paraissait traversée par des chaînettes innombrables, par des chapelets infinis de tout petits diamants ronds, le grand soleil du plein ciel les rendant claires comme des brillants.
Alors, Aubry-Pasteur se mit à rire :
— Parbleu, dit-il, écoutez ce qu’on fait à l’établissement. Vous savez qu’on prend une source comme un oiseau, dans une sorte de piège, ou plutôt dans une cloche. C’est ce qu’on appelle la capter. Or, l’an dernier, voici ce qui arriva à la source alimentant les bains. L’acide carbonique, plus léger que l’eau, s’emmagasinait au sommet de la cloche, puis, lorsqu’il s’y amassait en trop grande quantité, il se trouvait refoulé dans les conduits, remontait en abondance dans les baignoires, emplissait les cabines et asphyxiait les malades. On a eu trois accidents en deux mois. Alors on me consulta de nouveau, et j’inventai un appareil très simple, formé de deux tuyaux, qui amenaient séparément le liquide et le gaz de la cloche, pour les mélanger à nouveau immédiatement sous le bain, et reconstituer ainsi l’eau à son état normal en évitant l’excès dangereux d’acide carbonique. Mais mon appareil aurait coûté un millier de francs ! Alors savez-vous ce qu’a fait le geôlier ? Je vous le donne en mille. Un trou dans la cloche pour se débarrasser du gaz, qui s’envola, bien entendu. De sorte qu’on vous vend des bains acidulés sans acide, ou du moins avec si peu d’acide que ça ne vaut plus grand’chose. Tandis qu’ici, regardez.
Tout le monde était indigné ! On ne riait plus, et on contemplait avec envie le paralytique. Chaque baigneur aurait volontiers saisi une pioche pour se creuser un trou à côté de celui du vagabond.