Mais Andermatt prit par le bras l’ingénieur et ils s’éloignèrent en causant. De temps en temps Aubry-Pasteur s’arrêtait, semblait tracer une ligne avec sa canne, indiquait des points ; et le banquier écrivait des notes sur un calepin.
Christiane et Paul Brétigny s’étaient mis à parler. Il lui racontait son voyage en Auvergne, ce qu’il avait vu, et senti. Il aimait la campagne avec ses instincts ardents où transperçait toujours de l’animalité. Il l’aimait en sensuel qu’elle émeut, dont elle fait vibrer les nerfs et les organes.
Il disait :
— Moi, Madame, il me semble que je suis ouvert ; et tout entre en moi, tout me traverse, me fait pleurer ou grincer des dents. Tenez, quand je regarde cette côte-là en face, ce grand pli vert, ce peuple d’arbres qui grimpe la montagne, j’ai tout le bois dans les yeux ; il me pénètre, m’envahit, coule dans mon sang ; et il me semble aussi que je le mange, qu’il m’emplit le ventre ; je deviens un bois moi-même !
Il riait, en racontant cela, ouvrait ses grands yeux ronds, tantôt sur le bois et tantôt sur Christiane ; et elle, surprise, étonnée, mais facile à impressionner, se sentait aussi dévorée, comme le bois, par ce regard avide et large.
Paul reprit :
— Et si vous saviez quelles jouissances je dois à mon nez. Je bois cet air-là, je m’en grise, j’en vis, et je sens tout ce qu’il y a dedans, tout, absolument tout. Tenez, je vais vous le dire. D’abord avez-vous remarqué, depuis que vous êtes ici, une odeur délicieuse, à laquelle aucune autre odeur n’est comparable, si fine, si légère, qu’elle semble presque… comment dirais-je… une odeur immatérielle ? On la retrouve partout, on ne la saisit nulle part, on ne découvre pas d’où elle sort ! Jamais, jamais rien de plus… de plus divin ne m’avait troublé le cœur… Eh bien, c’est l’odeur de la vigne en fleurs ! Oh ! J’ai été quatre jours à le découvrir. Et n’est-ce pas charmant à penser, Madame, que la vigne, qui nous donne le vin, le vin que peuvent seuls comprendre et savourer les esprits supérieurs, nous donne aussi le plus délicat et le plus troublant des parfums, que peuvent seuls découvrir les plus raffinés des sensuels ? Et puis, reconnaissez-vous aussi la senteur puissante des châtaigniers, la saveur sucrée des acacias, les aromates de la montagne, et l’herbe, l’herbe qui sent si bon, si bon, si bon, ce dont personne ne se doute ?
Elle était stupéfaite d’écouter ces choses, non pas qu’elles fussent surprenantes, mais elles lui paraissaient d’une nature si différente de celles entendues autour d’elle, chaque jour, que sa pensée en demeurait saisie, émue, troublée.
Il parlait toujours, de sa voix un peu sourde, mais chaude.
— Et puis, tenez, reconnaissez-vous aussi, dans l’air, sur les routes, quand il fait chaud, un petit goût de vanille ? – Oui, n’est-ce pas ? – Eh bien, c’est… c’est… mais je n’ose pas vous le dire.
Il riait tout à fait maintenant ; et soudain, étendant la main devant lui :
— Regardez !
Une file de voitures chargées de foin s’en venaient traînées par des vaches accouplées deux par deux. Les bêtes lentes, le front bas, la tête inclinée par le joug, les cornes liées à la barre de bois, marchaient péniblement ; et on voyait sous leur peau soulevée remuer les os de leurs jambes. Devant chaque attelage, un homme en manches de chemise, en gilet et en chapeau noir, allait, une baguette à la main, réglant l’allure des animaux. De temps en temps il se tournait, et, sans jamais frapper, touchait l’épaule ou le front d’une vache qui clignait ses gros yeux vagues et obéissait à son geste.
Christiane et Paul se rangèrent pour les laisser passer.
Il lui dit :
— Sentez-vous ?
Elle s’étonna :
— Quoi donc ? Ça sent l’étable.
— Oui, ça sent l’étable ; et toutes ces vaches qui vont par les chemins, car il n’y a point de chevaux dans ce pays, sèment sur les routes cette odeur d’étable qui, mêlée à la poussière fine, donne au vent une saveur de vanille.
Christiane, un peu dégoûtée, murmura :
— Oh !
Il reprit :
— Permettez, en ce moment j’analyse comme un pharmacien. En tout cas, nous sommes, Madame, dans le pays le plus séduisant, le plus doux, le plus reposant que j’aie jamais vu. Un pays de l’âge d’or. Et la Limagne, oh ! La Limagne ! Mais je ne vous en parle pas, je veux vous la montrer. Vous verrez !
Le marquis et Gontran les rejoignirent. Le marquis passa son bras sous celui de sa fille, et la faisant tourner et revenir sur ses pas pour rentrer déjeuner, il dit :
— Écoutez, les enfants, cela vous regarde tous les trois. William, qui devient fou quand il a une idée en tête, ne rêve plus que de sa ville à bâtir et il veut séduire la famille Oriol. Il désire donc que Christiane fasse la connaissance des petites, pour voir si elles sont possibles. Mais il ne faut pas que le père se doute de notre ruse. Alors j’ai eu une idée, c’est d’organiser une fête de charité. Toi, ma fille, tu vas aller voir le curé ; vous chercherez ensemble deux de ses paroissiennes pour quêter avec toi. Tu comprends lesquelles tu lui feras désigner ; et il les invitera sous sa responsabilité. Quant à vous, les hommes, vous allez préparer une tombola au Casino, avec le secours de Petrus Martel, de sa troupe et de son orchestre. Et si les petites Oriol sont gentilles, comme on les dit fort bien élevées dans leur couvent, Christiane fera leur conquête.
V
Pendant huit jours, Christiane ne s’occupa que de la préparation de cette fête. Le curé, en effet, parmi ses paroissiennes, n’avait trouvé que les petites Oriol qui fussent dignes de quêter avec la fille du marquis de Ravenel ; et, heureux de pouvoir se mettre en avant, il avait fait toutes les démarches, tout organisé, tout réglé, et invité lui-même les jeunes filles comme si l’idée première venait de lui.
La commune était agitée ; et les mornes baigneurs, tenant un nouveau sujet de conversation, emplissaient les tables d’hôte d’aperçus variés sur les recettes possibles des deux séances, religieuse et profane.
La journée commença bien. Il faisait un admirable temps d’été, chaud et clair, brillant dans la plaine et délicieux sous les arbres du village.
La messe était à neuf heures, une messe rapide, en musique. Christiane, arrivée avant l’office pour jeter un coup d’œil sur l’ornementation de l’église faite avec des guirlandes de fleurs venues de Royat et de Clermont-Ferrand, entendit marcher derrière elle ; le curé, l’abbé Litre, la suivait accompagné des petites Oriol, et il fit les présentations. Christiane aussitôt invita les jeunes filles à déjeuner. Elles acceptèrent en rougissant et en saluant avec des révérences.
Les fidèles commençaient à arriver.
Elles s’assirent toutes les trois sur trois chaises d’honneur, qu’on leur avait préparées au bord du chœur, en face de trois autres occupées par de jeunes garçons endimanchés, fils du maire, de l’adjoint et d’un conseiller municipal, choisis pour accompagner les quêteuses et pour flatter l’autorité locale.