Tout se passa fort bien d’ailleurs.
L’office fut court. La quête donna cent dix francs qui, joints aux cinq cents d’Andermatt, aux cinquante francs du marquis et aux cent francs de Paul Brétigny, faisaient un total de sept cent soixante, ce qui n’était jamais arrivé dans la commune d’Enval.
Puis, après la cérémonie, on emmena à l’hôtel les petites Oriol. Elles paraissaient un peu intimidées, sans gaucherie cependant, et ne parlaient guère, plutôt par modestie que par crainte. Elles déjeunèrent à table d’hôte, et elles plurent aux hommes, à tous les hommes.
L’aînée, plus grave, la cadette, plus vive, l’aînée plus comme il faut, au sens vulgaire du mot, la cadette, plus gracieuse, elles se ressemblaient pourtant aussi complètement que peuvent se ressembler deux sœurs.
Dès que le repas fut fini, on se rendit au Casino pour le tirage de la tombola qui avait lieu à deux heures.
Le parc, déjà envahi par les baigneurs et les paysans mêlés, présentait l’aspect d’une fête foraine.
Sous leur kiosque chinois, les musiciens exécutaient une symphonie champêtre, œuvre de Saint-Landri lui-même. Paul, qui accompagnait Christiane, s’arrêta :
— Tiens, dit-il, c’est joli cela. Il a du talent ce garçon. Avec un orchestre, ça ferait un grand effet.
Puis il demanda :
— Aimez-vous la musique, Madame ?
— Beaucoup.
— Moi, elle me ravage. Quand j’écoute une œuvre que j’aime, il me semble d’abord que les premiers sons détachent ma peau de ma chair, la fondent, la dissolvent, la font disparaître et me laissent, comme un écorché vif, sous toutes les attaques des instruments. Et c’est en effet sur mes nerfs que joue l’orchestre, sur mes nerfs à nu, frémissants, qui tressaillent à chaque note. Je l’entends, la musique, non pas seulement avec mes oreilles, mais avec toute la sensibilité de mon corps, vibrant des pieds à la tête. Rien ne me procure un pareil plaisir, ou plutôt un pareil bonheur.
Elle souriait et dit :
— Vous sentez vivement.
— Parbleu ! À quoi servirait de vivre si on ne sentait pas vivement ? Je n’envie pas les gens qui ont sur le cœur une carapace de tortue ou un cuir d’hippopotame. Ceux-là seuls sont heureux qui souffrent par leurs sensations, qui les reçoivent comme des chocs et les savourent comme des friandises. Car il faut raisonner toutes nos émotions, heureuses ou tristes, s’en rassasier, s’en griser jusqu’au bonheur le plus aigu ou jusqu’à la détresse la plus douloureuse.
Elle leva les yeux sur lui, un peu surprise comme elle l’était depuis huit jours par toutes les choses qu’il disait.
Depuis huit jours, en effet, ce nouvel ami, car il était devenu son ami tout de suite, malgré la répugnance des premières heures, secouait à tout instant la tranquillité de son âme, et l’agitait comme on agite un bassin en y jetant des pierres. Et il jetait des pierres, de grosses pierres, dans cette pensée encore ensommeillée.
Le père de Christiane, comme tous les pères, l’avait toujours traitée en petite fille à qui on ne doit pas dire grand’chose ; son frère la faisait rire et non point réfléchir ; son mari ne s’imaginait pas qu’on dût parler de quoi que ce fût avec sa femme en dehors des intérêts de la vie commune ; et elle avait vécu jusqu’ici dans une torpeur d’esprit satisfaite et douce.
Ce nouveau venu ouvrait son intelligence à coups d’idées qui ressemblaient à des coups de hache. C’était d’ailleurs un de ces hommes qui plaisent aux femmes, à toutes les femmes, par sa nature même, par l’acuité vibrante de ses émotions. Il savait leur parler, tout leur dire, et il leur faisait tout comprendre. Incapable d’un effort continu, mais intelligent à l’extrême, aimant toujours ou détestant avec passion, parlant de tout avec une fougue naïve d’homme frénétiquement convaincu, aussi changeant qu’il était enthousiaste, il avait à l’excès le vrai tempérament des femmes, leur crédulité, leur charme, leur mobilité, leur nervosité, avec l’intelligence supérieure, active, ouverte et pénétrante d’un homme.
Gontran les rejoignit brusquement :
— Retournez-vous, dit-il, et regardez le ménage Honorat.
Ils se retournèrent et aperçurent le Docteur Honorat flanqué d’une grosse et vieille dame en robe bleue, dont la tête semblait un jardin de pépiniériste, toutes les variétés de plantes et de fleurs se trouvant réunies sur son chapeau.
Christiane, stupéfaite, demanda :
— C’est sa femme ? Mais elle a quinze ans de plus que lui !
— Oui, soixante-cinq ans : une ancienne sage-femme aimée entre deux accouchements. C’est du reste, paraît-il, un de ces ménages où on se cogne du matin au soir.
Ils revenaient vers le Casino, attirés par les clameurs du public. Sur une grande table, devant l’établissement, étaient étalés les lots de la tombola dont Petrus Martel, assisté de Mlle Odelin, de l’Odéon, une toute petite brunette, tirait et annonçait les numéros, avec des boniments de charlatan qui amusaient beaucoup la foule. Le marquis, accompagné des petites Oriol et d’Andermatt, reparut et demanda :
— Restons-nous ici ? C’est bien bruyant.
Alors on se décida à faire une promenade sur la route à mi-côte qui va d’Enval à La Roche-Pradière.
Pour l’atteindre, ils montèrent d’abord, l’un derrière l’autre, un sentier étroit à travers les vignes. Christiane marchait en tête, d’un pas souple et rapide. Depuis son arrivée en ce pays, elle se sentait exister d’une façon nouvelle, avec une activité de plaisir et de vie qu’elle ne connaissait point autrefois. Peut-être les bains, la faisant mieux portante, la débarrassant des légers troubles des organes qui gênent et attristent sans cause sensible, la disposaient-ils à mieux percevoir, à mieux goûter toutes choses. Peut-être se sentait-elle simplement animée, fouettée par la présence et l’ardeur d’esprit de ce garçon inconnu qui lui apprenait à comprendre.
Elle respirait par grands souffles prolongés en songeant à tout ce qu’il avait dit sur les parfums errant dans le vent. « C’est vrai, pensait-elle, qu’il m’a enseigné à sentir l’air. » Et elle retrouvait toutes les odeurs, celle de la vigne surtout, si légère, si fine, si fuyante.
Elle atteignit la route, et des groupes se formèrent. Andermatt et Louise Oriol, l’aînée, partirent en avant en causant du rendement des terres en Auvergne. Elle savait, cette Auvergnate, vraie fille de son père, douée de l’instinct héréditaire, tous les détails précis et pratiques de la culture ; et elle les disait de sa voix sage, d’un ton gentil, avec l’accent discret qu’on lui avait enseigné au couvent.
Tout en l’écoutant il la regardait de côté et trouvait charmante cette fillette grave, déjà si pratiquement instruite. Il répétait parfois, un peu surpris :
— Comment ! La terre vaut jusqu’à trente mille francs l’hectare dans la Limagne ?
— Oui, Monsieur, quand elle est plantée de beaux pommiers qui donnent des pommes de dessert. C’est notre contrée qui fournit presque tous les fruits qu’on mange à Paris. »
Alors il se retourna pour considérer la Limagne avec estime, car de la route qu’ils suivaient on apercevait, à perte de vue, la vaste plaine toujours couverte d’une petite brume de vapeur bleue.