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Christiane et Paul aussi s’étaient arrêtés en face de l’immense pays voilé, si doux à l’œil qu’ils seraient demeurés indéfiniment à le contempler ainsi.

La route maintenant était abritée par des noyers énormes dont l’ombre opaque faisait passer une fraîcheur sur la peau. Elle ne montait plus, et serpentait à mi-hauteur sur le versant de la côte tapissée de vignes d’abord, puis d’herbe rase et verte jusqu’à la crête, peu élevée en cet endroit.

Paul murmura :

— Est-ce beau ? Dites, est-ce beau ? Et pourquoi ce paysage m’attendrit-il ? Oui, pourquoi ? Il s’en dégage un charme si profond, si large, si large surtout, qu’il me pénètre jusqu’au cœur. Il semble, en regardant cette plaine, que la pensée ouvre les ailes, n’est-ce pas ? Et elle s’envole, elle plane, elle passe, elle s’en va là-bas, plus loin, vers tous les pays rêvés que nous ne verrons jamais. Oui, tenez, cela est admirable parce que cela ressemble à une chose rêvée bien plus qu’à une chose vue.

Elle l’écoutait sans rien dire, attendant, espérant, recueillant chacune de ses paroles ; et elle se sentait émue, sans trop savoir pourquoi. Elle entrevoyait en effet d’autres pays, les pays bleus, les pays roses, les pays invraisemblables et merveilleux, introuvables et toujours cherchés qui nous font juger médiocres tous les autres.

Il reprit :

— Oui, c’est beau, parce que c’est beau. D’autres horizons sont plus frappants et moins harmonieux. Ah ! Madame, la beauté, la beauté harmonieuse ! Il n’y a que cela au monde. Rien n’existe que la beauté ! Mais combien peu la comprennent ! La ligne d’un corps, d’une statue ou d’une montagne, la couleur d’un tableau ou celle de cette plaine, le je ne sais quoi de la Joconde, une phrase qui vous mord jusqu’à l’âme, ce rien de plus qui fait un artiste aussi créateur que Dieu, qui donc le distingue parmi les hommes ?

« Tenez, je vais vous dire deux strophes de Baudelaire.

Et il déclama :

Que tu viennes du ciel ou de l’enfer, qu’importe, Ô Beauté, monstre énorme, effrayant, ingénu, Si ton œil, ton souris, ton pied m’ouvre la porte D’un infini que j’aime et n’ai jamais connu ! De Satan ou de Dieu qu’importe, ange ou sirène, Qu’importe si tu rends – fée aux yeux de velours, Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine, L’univers moins hideux et les instants moins lourds !

Christiane maintenant le regardait, étonnée de son lyrisme, l’interrogeant de l’œil, ne comprenant pas bien quelle chose extraordinaire pouvait contenir cette poésie.

Il devina sa pensée, et s’irrita de ne lui avoir point communiqué son exaltation, car il les avait fort bien dits, ces vers, et il reprit avec une nuance de dédain :

— Je suis un fou de vouloir vous forcer à goûter un poète d’une inspiration aussi subtile. Un jour viendra, je l’espère, où vous sentirez, comme moi, ces choses-là. Les femmes, douées de bien plus d’intuition que de compréhension, ne saisissent les intentions secrètes et voilées de l’art que si on fait d’abord un appel sympathique à leur pensée.

Et, la saluant, il ajouta :

— Je m’efforcerai, Madame, de faire cet appel sympathique.

Elle ne le trouva pas impertinent, mais bizarre ; et d’ailleurs elle ne cherchait même plus à comprendre, frappée soudain par une remarque qu’elle n’avait pas encore faite : Il était fort élégant, mais d’une taille trop haute et trop forte, d’une allure trop virile pour qu’on s’aperçût tout de suite de la recherche fine de sa toilette.

Et puis sa tête avait quelque chose de brutal, d’inachevé qui donnait à toute sa personne un aspect un peu lourd au premier coup d’œil. Mais lorsqu’on s’était accoutumé à ses traits on y trouvait du charme, un charme puissant et rude qui devenait par moments très doux, selon les inflexions tendres de sa voix toujours voilée.

Christiane se disait, en remarquant pour la première fois combien il était soigné des pieds à la tête : « Décidément, c’est un homme dont il faut découvrir une à une les qualités. »

Mais Gontran les rejoignait en courant. Il criait :

— Sœur, hé, Christiane, attends !

Et, lorsqu’il les eut rattrapés, il leur dit, riant encore :

— Oh ! Venez donc écouter la petite Oriol, elle est drôle comme tout, elle a un esprit étonnant. Papa a fini par la mettre à son aise, et elle nous raconte les choses les plus comiques de la terre. Attendez-les.

Et ils attendirent le marquis, qui s’en venait avec la cadette des fillettes, Charlotte Oriol.

Elle racontait, avec une verve enfantine et sournoise, des histoires du village, des naïvetés et des roueries de paysans. Et elle les imitait avec leurs gestes, leurs allures lentes, leurs paroles graves, leurs fouchtra, leurs innombrables bougrrre qu’elle prononçait bigrrre, mimant, d’une façon qui rendait charmante sa jolie figure éveillée, tous les mouvements de leurs physionomies. Ses yeux vifs brillaient : sa bouche, assez grande, s’ouvrait bien, montrant de belles dents blanches ; son nez, un peu relevé, lui donnait un air d’esprit, et elle était fraîche, d’une fraîcheur de fleur à faire frémir d’envie les lèvres.

Le marquis ayant passé presque toute son existence dans ses terres, Christiane et Gontran, élevés dans le château familial, au milieu des fiers et gros fermiers normands qu’on recevait quelquefois à table, suivant l’usage, et dont les enfants, camarades de première communion, étaient traités par eux familièrement, savaient parler à cette petite campagnarde aux trois quarts mondaine déjà, avec une franchise amicale, un tact cordial et sûr qui éveillait tout de suite en elle une assurance gaie et confiante.

Andermatt et Louise revenaient, ayant été jusqu’au village et ne voulant point y pénétrer.

Et tout le monde s’assit au pied d’un arbre, sur l’herbe du fossé.

Ils restèrent là longtemps, causant doucement, de tout et de rien, dans une languissante torpeur de bien-être. Parfois une charrette passait, toujours traînée par les deux vaches dont le joug inclinait et tordait les têtes, et toujours conduite par un paysan au ventre creux, coiffé du grand chapeau noir, dirigeant les bêtes du bout de sa mince baguette avec des mouvements de chef d’orchestre.

L’homme se découvrait, saluant les petites Oriol ; et les fillettes répondaient par un « bonjour » familier, jeté de leurs voix jeunes.

Puis, comme l’heure avançait, on rentra.

En approchant du parc, Charlotte Oriol s’écria :

— Oh ! La bourrée ! La bourrée !

On dansait la bourrée, en effet, sur un vieil air auvergnat.

Paysans et paysannes marchaient et sautaient en faisant des grâces, tournaient et se saluaient ; celles-ci pinçant et soulevant leurs jupes avec deux doigts de chaque main ; ceux-là les bras ballants ou arrondis comme des anses.

L’air monotone et gentil dansait aussi dans le vent plus frais du soir ; c’était toujours la même phrase chantée par le violon sur un ton suraigu, et dont les autres instruments scandaient le rythme, rendaient l’allure plus bondissante. Et c’était bien la musique simple et paysanne, alerte et sans art, qui convenait à ce menuet rustique et lourdaud.