Les baigneurs aussi essayaient de danser. Petrus Martel bondissait en face de la petite Odelin, maniérée comme une marcheuse de ballet ; le comique Lapalme mimait un pas extravagant autour de la caissière du Casino, qui semblait agitée par des souvenirs de Bullier.
Mais soudain Gontran aperçut le Docteur Honorat qui s’en donnait de tout son cœur et de toutes ses jambes, et exécutait la bourrée classique en véritable Auvergnat pur sang.
L’orchestre se tut. Tous s’arrêtèrent. Le docteur vint saluer le marquis.
Il s’essuyait le front et soufflait.
— C’est bon, dit-il, d’être jeune, quelquefois.
Gontran lui posa la main sur l’épaule, et, souriant d’un air mauvais :
— Vous ne m’aviez pas dit que vous étiez marié.
Le médecin cessa de s’essuyer, et répondit avec gravité :
— Oui, je le suis, et mal.
— Vous dites ?
— Je dis : mal marié. Ne faites jamais cette folie-là, jeune homme.
— Pourquoi ?
— Pourquoi ? Tenez, voilà vingt ans que je suis marié, eh bien, je ne m’y accoutume pas. Tous les soirs en rentrant, je me dis : « Tiens, cette vieille dame est encore chez moi ! Elle ne s’en ira donc jamais ? »
Tout le monde se mit à rire, tant il avait l’air sérieux et convaincu.
Mais les cloches d’hôtel sonnaient le dîner. La fête était terminée. On reconduisit Louise et Charlotte Oriol à la maison paternelle, et quand on les eut quittées, on parla d’elles.
Tout le monde les trouvait charmantes. Seul, Andermatt préférait l’aînée. Le marquis dit :
— Comme la nature féminine est souple ! Le seul voisinage de l’or paternel dont elles ne connaissent même pas l’usage, a fait des dames de ces campagnardes.
Christiane ayant demandé à Paul Brétigny :
— Et vous, laquelle préférez-vous ?
Il murmura :
— Oh ! Moi, je ne les ai même pas regardées. Ce n’est pas elles que je préfère.
Il avait parlé très bas ; et elle ne répondit rien.
VI
Les jours qui suivirent furent charmants pour Christiane Andermatt. Elle vivait, le cœur léger et l’âme en joie. Le bain du matin était son premier plaisir, un délicieux plaisir à fleur de peau, une demi-heure exquise dans l’eau chaude et courante qui la disposait à être heureuse jusqu’au soir. Elle était heureuse en effet dans toutes ses pensées et dans tous ses désirs. L’affection dont elle se sentait entourée et pénétrée, l’ivresse de la vie jeune, battant dans ses veines, et puis aussi ce cadre nouveau, ce pays superbe, fait pour le rêve et pour le repos, large et parfumé, qui l’enveloppait comme une grande caresse de la nature, éveillaient en elle des émotions neuves. Tout ce qui l’approchait, tout ce qui la touchait, continuait cette sensation du matin, cette sensation d’un bain tiède, d’un grand bain de bonheur où elle se plongeait corps et âme.
Andermatt, qui devait passer à Enval une quinzaine sur deux, était reparti pour Paris en recommandant à sa femme de bien veiller à ce que le paralytique ne cessât point son traitement.
Chaque jour donc, avant le déjeuner, Christiane, son père, son frère et Paul allaient voir ce que Gontran appelait la « soupe du pauvre ». D’autres baigneurs y venaient aussi et on faisait cercle autour du trou en causant avec le vagabond.
Il ne marchait pas mieux, affirmait-il, mais il se sentait les jambes pleines de fourmis ; et il racontait comment ces fourmis allaient, venaient, montaient jusqu’aux cuisses, redescendaient jusqu’au bout des doigts. Et il les sentait même la nuit, ces bêtes chatouilleuses qui le piquaient et lui ôtaient le sommeil.
Tous les étrangers et les paysans, partagés en deux camps, celui des confiants et celui des incrédules, s’intéressaient à cette cure.
Après le déjeuner, Christiane allait souvent chercher les petites Oriol, afin de faire ensemble une promenade. C’étaient les seules femmes de la station avec qui elle pût causer, avec qui elle pût avoir des relations agréables, à qui elle pût donner un peu de confiance amicale et demander un peu d’affection féminine. Elle avait pris goût tout de suite au bon sens sérieux et souriant de l’aînée et plus encore à l’esprit sournois et drôle de la cadette, et c’était moins pour complaire à son mari que pour son propre agrément qu’elle recherchait maintenant l’amitié des deux fillettes.
On partait pour une excursion, tantôt en landau, dans un vieux landau de voyage à six places, trouvé chez un loueur de Riom, et tantôt à pied.
Ils aimaient surtout un petit vallon sauvage auprès de Châtel-Guyon, conduisant à l’ermitage de Sans-Souci.
Dans le chemin étroit, suivi à pas lents, sous les sapins, au bord de la petite rivière, ils s’en allaient deux par deux et causant. À tous les passages du ruisseau que la sente traversait sans cesse, Paul et Gontran, debout sur des pierres dans le courant, prenaient les femmes chacun par un bras et les enlevaient d’une secousse pour les déposer de l’autre côté. Et chacun de ces gués changeait l’ordre des promeneurs.
Christiane allait de l’un à l’autre, mais trouvait le moyen, chaque fois, de rester seule quelque temps avec Paul Brétigny, soit en avant, soit en arrière.
Il n’avait plus avec elle les mêmes manières que dans les premiers jours, il était moins rieur, moins brusque, moins camarade, mais plus respectueux et plus empressé.
Leurs conversations cependant prenaient une allure intime et les choses du cœur y tenaient une grande place. Il parlait de sentiment et d’amour en homme qui connaît ces sujets, qui a sondé la tendresse des femmes et qui leur doit autant de bonheur que de souffrance.
Elle, ravie, un peu émue, le poussait aux confidences, avec une curiosité ardente et rusée. Tout ce qu’elle savait de lui éveillait en elle un désir aigu d’en connaître davantage, de pénétrer, par la pensée, dans une de ces existences d’hommes entrevues par les livres, dans une de ces existences pleines d’orages et de mystères d’amour.
Poussé par elle il lui disait chaque jour un peu plus de sa vie, de ses aventures et de ses chagrins, avec une chaleur de parole que les brûlures de son souvenir rendaient parfois passionnée, et que le désir de plaire faisait astucieuse aussi.
Il ouvrait devant ses yeux un monde inconnu et trouvait des mots éloquents pour exprimer les subtilités du désir et de l’attente, le ravage des espérances grandissantes, la religion des fleurs et des bouts de rubans, de tous les petits objets gardés, l’énervement des doutes subits, l’angoisse des suppositions alarmantes, les tortures de la jalousie, et l’inexprimable folie du premier baiser.
Et il savait conter tout cela d’une façon très convenable, voilée, poétique et entraînante. Comme tous les hommes hantés sans cesse par le désir et la pensée de la femme, il parlait discrètement de celles qu’il avait aimées avec une fièvre encore palpitante. Il se rappelait mille détails gentils, faits pour émouvoir le cœur, mille circonstances délicates faites pour mouiller le coin des yeux, et toutes ces mignonnes futilités de la galanterie qui rendent les rapports d’amour, entre gens d’âme fine et d’esprit cultivé, ce qu’il y a de plus élégant et de plus joli par le monde.