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Où allait-elle, que ferait-elle ?

Ayant grand’peine à respirer, elle se releva, ouvrit la fenêtre et l’auvent, et s’accouda sur le balustre. L’air était frais. Au fond du ciel, immense et vide aussi, la lune, lointaine, solitaire et triste, montée maintenant dans les hauteurs bleuâtres de la nuit, versait une lumière dure et froide sur les feuillages et sur la montagne.

Le pays entier dormait. Seul le chant léger du violon de Saint-Landri, qui étudiait chaque soir très tard, passait et pleurait par moments dans le silence profond du vallon. Christiane l’entendait à peine. Il cessait puis reprenait, le cri grêle et douloureux des cordes nerveuses.

Et cette lune perdue dans ce ciel désert, et ce faible son perdu dans la nuit muette, lui jetèrent au cœur une telle émotion de solitude qu’elle se mit à sangloter. Elle tremblait et tressaillait jusqu’aux moelles, secouée par l’angoisse et les frissons des gens atteints d’un mal redoutable ; et elle s’aperçut brusquement qu’elle aussi était toute seule dans l’existence.

Elle ne l’avait pas compris jusqu’à ce jour ; et maintenant elle le sentait si vivement à la détresse de son âme, qu’elle se crut devenue folle.

Elle avait un père ! Un frère ! Un mari ! Elle les aimait pourtant et ils l’aimaient ! Et voilà que tout à coup elle s’éloignait d’eux, elle leur devenait étrangère comme si elle les connaissait à peine ! L’affection calme de son père, la camaraderie amicale de son frère, la tendresse froide de son mari, ne lui paraissaient plus rien, plus rien ! Son mari ! C’était donc son mari, cet homme rose et bavard qui lui disait avec indifférence : « Vous allez bien, ce matin, chère amie ? » Elle lui appartenait, à cet homme, corps et âme, de par la puissance d’un contrat. Était-ce possible ? – Oh ! Comme elle se sentait seule et perdue ! Elle avait fermé les yeux pour regarder au-dedans d’elle-même, au fond de sa pensée.

Et elle les voyait, à mesure qu’elle les évoquait, les figures de tous ceux qui vivaient auprès d’elle : son père, insouciant et tranquille, heureux, pourvu qu’on ne troublât point son repos ; son frère, railleur et sceptique ; son mari, remuant, plein de chiffres, et qui lui annonçait : « J’ai fait un joli coup, tantôt », quand il aurait pu dire : « Je t’aime ! »

Un autre le lui avait murmuré tout à l’heure, ce mot-là, qui vibrait encore dans son oreille et dans son cœur. Elle l’aperçut aussi, cet autre, la dévorant de son regard fixe ; et s’il eût été près d’elle en ce moment, elle se serait jetée dans ses bras !

VII

Christiane, qui s’était couchée fort tard, se réveilla dès que le soleil jeta dans sa chambre un flot de clarté rouge par sa fenêtre restée grande ouverte.

Elle regarda l’heure – cinq heures – et demeura sur le dos, délicieusement, dans la chaleur du lit. Il lui semblait, tant elle sentait alerte et joyeuse son âme, qu’un bonheur, un grand bonheur, un immense bonheur lui était arrivé pendant la nuit. Lequel ? Elle le cherchait, elle cherchait quelle nouvelle heureuse l’avait pénétrée ainsi d’allégresse. Toute sa tristesse du soir avait disparu, fondue pendant le sommeil.

Donc Paul Brétigny l’aimait ! Comme il lui apparaissait différent du premier jour ! Malgré tous les efforts de son souvenir, elle ne pouvait le retrouver tel qu’elle l’avait vu et jugé tout d’abord ; elle ne retrouvait même plus du tout l’homme présenté par son frère. Celui d’aujourd’hui n’avait rien gardé de l’autre, rien, ni le visage, ni les allures, rien, car son image première avait passé peu à peu, jour par jour, par toutes les lentes modifications que subit dans un esprit un être aperçu qui devient un être connu, puis un être familier, un être aimé. On prend possession de lui heure par heure, sans s’en douter ; on prend possession de ses traits, de ses mouvements, de ses attitudes, de sa personne physique et de sa personne morale. Il entre en vous, dans le regard et dans le cœur, par sa voix, par tous ses gestes, par ce qu’il dit et par ce qu’il pense. On l’absorbe, on le comprend, on le devine dans toutes les intentions de son sourire et de sa parole ; il semble enfin qu’il vous appartienne tout entier, tant on aime inconsciemment encore tout ce qui est de lui et tout ce qui vient de lui.

Alors, il demeure impossible de se rappeler ce qu’était cet être devant vos yeux indifférents, la première fois qu’il vous est apparu.

Donc, Paul Brétigny l’aimait ! Christiane n’éprouvait de cela ni peur, ni angoisse, mais un attendrissement profond, une joie immense, nouvelle, exquise, d’être aimée et de le savoir.

Elle restait un peu inquiète cependant de l’attitude qu’il prendrait vis-à-vis d’elle, et qu’elle garderait vis-à-vis de lui. Mais comme il était délicat, pour sa conscience, de penser même à ces choses-là, elle cessa d’y songer, en se fiant à sa finesse et à son adresse pour diriger les événements. Elle descendit à l’heure ordinaire, et trouva Paul qui fumait une cigarette devant la porte de l’hôtel. Il la salua avec respect.

— Bonjour, Madame. Vous allez bien, ce matin ?

Elle répondit en souriant :

— Fort bien, Monsieur. J’ai dormi admirablement.

Et elle lui tendit la main, avec une crainte qu’il ne la gardât trop. Mais il ne la serra qu’à peine ; et ils se mirent à causer tranquillement comme s’ils avaient oublié l’un et l’autre.

Et la journée se passa sans qu’il ne fît rien pour rappeler son ardent aveu de la veille. Il demeura, les jours suivants, aussi discret et aussi calme ; et elle prit confiance en lui. Il avait deviné, croyait-elle, qu’il la blesserait en devenant plus hardi ; et elle espéra, elle crut fermement qu’ils s’étaient arrêtés à cette étape charmante de la tendresse où l’on peut s’aimer en se regardant au fond des yeux, sans remords, étant sans souillures.

Elle avait soin, cependant, de ne jamais s’écarter avec lui.

Or, un soir, le samedi de la même semaine où ils avaient été au gour de Tazenat, comme ils remontaient à l’hôtel, vers dix heures, le marquis, Christiane et Paul, car ils avaient laissé Gontran jouant à l’écarté avec MM. Aubry-Pasteur, Riquier et le Docteur Honorat dans la grande salle du Casino, Brétigny s’écria, en apercevant la lune qui apparaissait à travers les branches :

— Comme ce serait joli d’aller voir les ruines de Tournoël par une nuit comme celle-ci !

À cette seule pensée, Christiane fut émue, la lune et les ruines ayant sur elle la même influence que sur presque toutes les âmes de femmes.

Elle pressa la main du marquis :

— Oh ! Petit père, si tu voulais ?

Il hésitait, ayant grande envie de se coucher.

Elle insista :