« Il suffit d’un gonflement de l’estomac pour faire croire à une maladie du cœur qui, gêné dans ses mouvements, devient violent, irrégulier, même intermittent parfois. Les dilatations du foie ou de certaines glandes peuvent causer des ravages que les médecins peu observateurs attribuent à mille causes étrangères.
« Aussi, la première chose que nous devons faire est de constater si tous les organes d’un malade ont bien leur volume et leur place normale ; car il suffit de bien peu de chose pour bouleverser la santé d’un homme. Je vais donc, si vous le permettez, Madame, vous examiner avec grand soin, et tracer sur votre peignoir les limites, les dimensions et les positions de vos organes.
Il avait mis son chapeau sur une chaise et il parlait avec aisance. Sa bouche large, en s’ouvrant et se fermant, creusait dans ses joues rasées deux rides profondes qui lui donnaient aussi un certain air ecclésiastique.
Andermatt, ravi, s’écria :
— Tiens, tiens, c’est très fort cela, très ingénieux, très nouveau, très moderne.
« Très moderne », entre ses lèvres, était le comble de l’admiration.
La jeune femme, fort amusée, se leva et passa dans sa chambre, puis revint au bout de quelques minutes, en peignoir blanc.
Le médecin la fit étendre sur un canapé, puis, tirant de sa poche un crayon à trois becs, un noir, un rouge, un bleu, il commença à ausculter et percuter sa nouvelle cliente en criblant le peignoir de petits traits de couleur notant chaque observation.
Elle ressemblait, après un quart d’heure de ce travail, à une carte de géographie indiquant les continents, les mers, les caps, les fleuves, les royaumes et les villes, et portant les noms de toutes ces divisions terrestres, car le docteur écrivait, sur chaque ligne de démarcation, deux ou trois mots latins, compréhensibles pour lui seul.
Or, quand il eut écouté tous les bruits intérieurs de Mme Andermatt, et tapoté toutes les parties mates ou sonores de sa personne, il tira de sa poche un calepin de cuir rouge à filets d’or, divisé par ordre alphabétique, consulta la table, l’ouvrit et écrivit : « Observation 6347. – Mme A…, 21 ans. »
Puis, reprenant de la tête aux pieds ses notes coloriées sur le peignoir, les lisant comme un égyptologue déchiffre les hiéroglyphes, il les reporta sur son carnet.
Il déclara, quand il eut fini :
— Rien d’inquiétant, rien d’anormal, sauf une légère, très légère déviation qu’une trentaine de bains acidulés guériront. Vous prendrez, en outre, trois demi-verres d’eau chaque matin avant midi. Rien autre chose. Je reviendrai vous voir dans quatre ou cinq jours.
Puis il se leva, salua et sortit avec tant de promptitude que tout le monde en demeura stupéfait. C’était sa manière, son chic, son cachet à lui, cette brusquerie dans le départ. Il la jugeait de très bon ton et de grande impression sur le malade.
Mme Andermatt courut se regarder dans la glace, et toute secouée par un rire éclatant d’enfant joyeuse :
— Oh ! Qu’ils sont amusants, qu’ils sont drôles ! Dites, y en a-t-il encore un, je veux le voir tout de suite ! Will, allez me le chercher ! Il doit y en avoir un troisième, je veux le voir.
Son mari, surpris, demanda :
— Comment, un troisième, un troisième quoi ?
Le marquis dut s’expliquer, en s’excusant, car il craignait un peu son gendre. Il raconta donc que le Docteur Bonnefille étant venu le voir lui-même, il l’avait introduit chez Christiane, afin de connaître son avis, car il avait grande confiance dans l’expérience du vieux médecin, enfant du pays, qui avait découvert la source.
Andermatt haussa les épaules et déclara que, seul, le Docteur Latonne soignerait sa femme, de sorte que le marquis, fort inquiet, se mit à réfléchir sur la façon dont il faudrait s’y prendre pour arranger les choses sans froisser son irascible médecin.
Christiane demanda :
— Gontran est ici ?
C’était son frère.
Son père répondit :
— Oui, depuis quatre jours, avec un de ses amis, dont il nous a souvent parlé, M. Paul Brétigny. Ils font ensemble un tour en Auvergne. Ils arrivent du mont Dore et de La Bourboule, et repartiront pour le Cantal à la fin de l’autre semaine.
Puis il demanda à la jeune femme si elle désirait se reposer jusqu’au déjeuner, après cette nuit en chemin de fer ; mais elle avait parfaitement dormi dans le sleeping-car, et réclamait seulement une heure pour sa toilette, après quoi elle voulait visiter le village et l’établissement.
Son père et son mari rentrèrent dans leurs chambres, en attendant qu’elle fût prête.
Elle les fit appeler bientôt, et ils descendirent ensemble. Elle s’enthousiasma d’abord à la vue de ce village construit dans ce bois et dans ce profond vallon qui semblait fermé de tous les côtés par des châtaigniers hauts comme des monts. On en voyait partout, jetés au hasard de leur poussée quatre fois séculaire, devant les portes, dans les cours, dans les rues, et puis partout aussi des fontaines, faites d’une grande pierre noire debout, percée d’un petit trou par où s’élançait un fil d’eau claire qui s’arrondissait en cercle pour tomber dans un abreuvoir. Une odeur fraîche de verdure et d’étable flottait sous ces grandes verdures, et on voyait, allant d’un pas grave dans les rues, ou debout devant leurs demeures, des Auvergnates filant avec un vif mouvement des doigts une quenouille de laine noire passée à leur ceinture. Leurs jupes courtes montraient leurs chevilles maigres couvertes de bas bleus, et leur corsage, attaché sur les épaules par des espèces de bretelles, laissait nues les manches de toile des chemises, d’où sortaient les bras durs et secs et les mains osseuses.
Mais soudain, une musique sautillante et drôle jaillit devant les promeneurs. On eût dit un orgue de Barbarie aux sons fluets, un orgue de Barbarie usé, poussif, malade.
Christiane s’écria :
— Qu’est-ce que ça ?
Son père se mit à rire :
— C’est l’orchestre du Casino. Ils sont quatre à faire ce bruit-là.
Et il la conduisit devant une affiche rouge collée au coin d’une ferme, et qui portait en lettres noires :
« CASINO D’ENVAL
DIRECTION DE M. PETRUS MARTEL DE L’ODÉON.
Samedi 6 juillet. Grand concert organisé par le maestro Saint-Landri, deuxième grand prix du Conservatoire. Le piano sera tenu par M. Javel, grand lauréat du Conservatoire.
Flûte, M. Noirot, lauréat du Conservatoire.
Contrebasse, M. Nicordi, lauréat de l’Académie royale de Bruxelles.
Après le concert, grande représentation de Perdus dans la forêt, comédie en un acte, de M. Pointillet.
Personnages :
Pierre de Lapointe – M. Petrus Martel, de l’Odéon.
Oscar Léveillé – M. Petitnivelle, du Vaudeville.
Jean – M. Lapalme, du Grand-Théâtre de Bordeaux.
Philippine – Mlle Odelin, de l’Odéon.