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Christiane avait fait comme un adolescent qui s’enivre une première fois. Le premier verre, le premier baiser, l’avait brûlée, étourdie. Elle avait bu le second bien vite, et l’avait trouvé meilleur, et maintenant elle se grisait à pleine bouche.

Depuis le soir où Paul était entré dans sa chambre, elle ne savait plus du tout ce qui se passait dans le monde. Le temps, les choses, les êtres n’existaient plus pour elle ; rien n’existait plus qu’un homme. Il n’y avait plus, sur la terre ou dans le ciel, qu’un homme, un seul homme, celui qu’elle aimait. Ses yeux ne voyaient plus que lui, son esprit ne pensait plus qu’à lui, son espoir ne s’attachait plus que sur lui. Elle vivait, changeait de place, mangeait, s’habillait, semblait écouter et répondait, sans comprendre et sans savoir ce qu’elle faisait. Aucune inquiétude ne la hantait, car aucun malheur n’aurait pu la frapper ! Elle était devenue insensible à tout. Aucune douleur physique n’aurait eu de prise sur sa chair que l’amour seul pouvait faire frémir. Aucune douleur morale n’aurait eu de prise sur son âme paralysée par le bonheur.

Lui, d’ailleurs, l’aimant avec l’emportement qu’il apportait en toutes ses passions, surexcitait jusqu’à la folie la tendresse de la jeune femme. Souvent, vers la fin du jour, quand il savait le marquis et Gontran partis aux sources :

— Allons voir notre ciel, disait-il.

Il appelait leur ciel un bouquet de sapins poussé sur la côte, au-dessus même des gorges. Ils y montaient à travers un petit bois, par un sentier rapide, qui faisait souffler Christiane. Comme ils avaient peu de temps ils allaient vite ; et, pour qu’elle se fatiguât moins, il la soulevait par la taille. Ayant mis une main sur son épaule elle se laissait enlever, et parfois lui sautant au cou posait sa bouche sur ses lèvres. À mesure qu’ils montaient, l’air devenait plus vif ; et quand ils atteignaient le bouquet de sapins, l’odeur de la résine les rafraîchissait comme un souffle de la mer.

Ils s’asseyaient sous les arbres sombres, elle sur une butte d’herbe, lui plus bas, à ses pieds. Le vent dans les tiges chantait ce doux chant des pins qui ressemble un peu à une plainte ; et la Limagne immense, aux lointains invisibles, noyée dans les brumes, leur donnait tout à fait la sensation de l’Océan. Oui, la mer était là, devant eux, là-bas ! Ils n’en pouvaient douter, car ils recevaient son haleine sur la face !

Il avait pour elle des câlineries enfantines :

— Donnez vos doigts que je les mange, ce sont mes bonbons, à moi.

Il les prenait, l’un après l’autre, dans sa bouche, et semblait les goûter avec des frissons gourmands :

— Oh ! Qu’ils sont bons ! Le petit surtout. Je n’ai jamais rien mangé de meilleur que le petit.

Puis il se mettait à genoux, posant ses coudes sur les genoux de Christiane et il murmurait :

— Liane, regardez-moi ?

Il l’appelait Liane parce qu’elle s’enlaçait à lui pour l’embrasser, comme une plante étreint un arbre.

— Regardez-moi. Je vais entrer dans votre âme.

Et ils se regardaient de ce regard immobile, obstiné qui semble vraiment mêler deux êtres l’un à l’autre !

— On ne s’aime bien qu’en se possédant ainsi, disait-il, toutes les autres choses de l’amour sont des jeux de polissons.

Et face à face, confondant leurs haleines, ils se cherchaient éperdument dans la transparence des yeux.

Il murmurait :

— Je vous vois, Liane. Je vois votre cœur adoré !

Elle répondait :

— Moi aussi, Paul, je vois votre cœur !

Et ils se voyaient, en effet, l’un et l’autre, jusqu’au fond de l’âme et du cœur, car ils n’avaient plus dans l’âme et dans le cœur qu’un furieux élan d’amour l’un vers l’autre.

Il disait :

— Liane, votre œil est comme le ciel ! Il est bleu, avec tant de reflets, avec tant de clarté ! Il me semble que j’y vois passer des hirondelles ! Ce sont vos pensées, sans doute ?

Et quand ils s’étaient longtemps, longtemps contemplés ainsi, ils se rapprochaient encore et s’embrassaient doucement, par petits coups, en se regardant de nouveau, entre chaque baiser. Quelquefois il la prenait dans ses bras et l’emportait en courant le long du ruisseau qui glissait vers les gorges d’Enval avant de s’y précipiter. C’était un étroit vallon où alternaient des prairies et des bois. Paul courait sur l’herbe et par moments, élevant la jeune femme au bout de ses poignets puissants, il criait :

— Liane, envolons-nous.

Et ce besoin de s’envoler, l’amour, leur amour exalté, le jetait en eux, harcelant, incessant, douloureux. Et tout, autour d’eux, aiguisait ce désir de leur âme, l’air léger, un air d’oiseau, disait-il, et le vaste horizon bleuâtre où ils auraient voulu s’élancer tous les deux, en se tenant par la main, et disparaître au-dessus de la plaine infinie lorsque la nuit s’étendait sur elle. Ils seraient partis ainsi à travers le ciel embrumé du soir, pour ne jamais revenir. Où seraient-ils allés ? Ils ne le savaient point, mais quel rêve !

Quand il était essoufflé d’avoir couru en la portant ainsi, il la posait sur un rocher pour s’agenouiller devant elle ! Et lui baisant les chevilles, il l’adorait en murmurant des paroles enfantines et tendres.

S’ils s’étaient aimés dans une ville, leur passion, sans doute, aurait été différente, plus prudente, plus sensuelle, moins aérienne et moins romanesque. Mais là, dans ce pays vert dont l’horizon élargissait les élans de l’âme, seuls, sans rien pour se distraire, pour atténuer leur instinct d’amour éveillé, ils s’étaient élancés soudain dans une tendresse éperdument poétique, faite d’extase et de folie. Le paysage autour d’eux, le vent tiède, les bois, l’odeur savoureuse de cette campagne leur jouaient tout le long des jours et des nuits la musique de leur amour ; et cette musique les avait excités jusqu’à la démence, comme le son des tambourins et des flûtes aiguës pousse à des actes de déraison sauvage le derviche qui tourne avec son idée fixe.

Un soir, comme ils rentraient pour dîner, le marquis leur dit tout à coup :

— Andermatt revient dans quatre jours, toutes les affaires sont arrangées. Nous autres, nous partirons le lendemain de son retour. Voici bien longtemps que nous sommes ici, il ne faut pas trop prolonger les saisons d’eaux minérales.

Ils furent surpris comme si on leur eût annoncé la fin du monde ; et ils ne parlèrent ni l’un ni l’autre pendant le repas, tant ils songeaient avec étonnement à ce qui devait arriver. Donc ils se trouveraient séparés dans quelques jours et ne se verraient plus librement. Cela leur paraissait si impossible et si bizarre qu’ils ne le comprenaient pas.