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Le père Oriol l’interrompit :

— Moment, moment, dit-il.

Et il tira de sa poche un cahier de papier graisseux, traîné depuis huit jours chez tous les notaires et tous les hommes d’affaires du département. C’était la copie des statuts que son fils et lui, d’ailleurs, commençaient à savoir par cœur.

Puis il appliqua lentement ses lunettes sur son nez, redressa sa tête, chercha le point juste où il distinguait bien les lettres, et il ordonna :

— Vas-y, Marinet.

Colosse, ayant rapproché sa chaise, suivait aussi sur le papier du père.

Et Marinet recommença. Alors le vieux Oriol, dérouté par la double besogne d’écouter et de lire en même temps, torturé par la crainte d’un mot changé, obsédé aussi par le désir de voir si Andermatt ne faisait point quelque signe au notaire, ne laissa plus passer une ligne sans arrêter dix fois le clerc dont il coupait les effets.

Il répétait :

— Tu dis ? Qué que tu dis là ?J’ai point entendu ! Pas chi vite.

Puis, se tournant un peu vers son fils :

— Ch’est-il cha, Coloche ?

Colosse, plus maître de lui, répondait :

— Cha va, païré, laiche, laiche, cha va !

Le paysan n’avait pas confiance. Du bout de son doigt crochu il suivait sur son papier en marmottant les mots entre ses lèvres ; mais son attention ne pouvant se fixer au même moment des deux côtés, quand il écoutait, il ne lisait plus, et il n’entendait point quand il lisait. Et il soufflait comme s’il eût gravi un mont, il transpirait comme s’il eût bêché sa vigne en plein soleil, et de temps en temps il demandait un repos de quelques minutes, pour s’essuyer le front et reprendre haleine, comme un homme qui se bat en duel.

Andermatt, impatienté, frappait le sol de son pied. Gontran, ayant aperçu sur une table Le Moniteur du Puy-de-Dôme, l’avait pris et le parcourait ; et Paul, à cheval sur sa chaise, le front baissé, le cœur crispé, songeait que ce petit homme rose et ventru, assis devant lui, allait emporter, le lendemain, la femme qu’il aimait de toute son âme, Christiane, sa Christiane, sa blonde Christiane qui était à lui, toute à lui, rien qu’à lui. Et il se demandait s’il n’allait pas l’enlever ce soir-là même.

Les sept messieurs demeuraient sérieux et tranquilles.

Au bout d’une heure, ce fut fini. On signa.

Le notaire prit acte des versements. À l’appel de son nom, le caissier, M. Abraham Lévy, déclara avoir reçu les fonds. Puis la Société, aussitôt constituée légalement, fut déclarée réunie en assemblée générale, tous les actionnaires étant présents, pour la nomination du conseil d’administration et l’élection de son président.

Toutes les voix, moins deux, proclamèrent Andermatt président. Les deux voix dissidentes, celles du paysan et de son fils, avaient désigné Oriol. Brétigny fut nommé commissaire de surveillance.

Alors le conseil, composé de MM. Andermatt, le marquis et le comte de Ravenel, Brétigny, Oriol père et fils, le Docteur Latonne, Abraham Lévy et Simon Zidler, pria le reste des actionnaires de se retirer, ainsi que le notaire et son clerc, afin qu’il pût délibérer sur les premières résolutions à prendre et arrêter les points les plus importants.

Andermatt se leva de nouveau.

— Messieurs, nous entrons dans la question vive, celle du succès, qu’il nous faut obtenir à tout prix.

« Il en est des eaux minérales comme de tout. Il faut qu’on parle d’elles, beaucoup, toujours, pour que les malades en boivent.

« La grande question moderne, Messieurs, c’est la réclame ; elle est le dieu du commerce et de l’industrie contemporains. Hors la réclame, pas de salut. L’art de la réclame, d’ailleurs, est difficile, compliqué, et demande un tact très grand. Les premiers qui ont employé ce procédé nouveau l’ont fait brutalement, attirant l’attention par le bruit, par les coups de grosse caisse et les coups de canon. Mangin, Messieurs, ne fut qu’un précurseur. Aujourd’hui, le tapage est suspect, les affiches voyantes font sourire, les noms criés par les rues éveillent plus de méfiance que de curiosité. Et cependant, il faut attirer l’attention publique et, après l’avoir frappée, il faut la convaincre. L’art consiste donc à découvrir le moyen, le seul moyen qui peut réussir, étant donné ce qu’on veut vendre. Nous autres, Messieurs, nous voulons vendre de l’eau. C’est par les médecins que nous devons conquérir les malades.

« Les médecins les plus célèbres, Messieurs, sont des hommes comme nous, qui ont des faiblesses comme nous. Je ne veux pas dire qu’on pourrait les corrompre. La réputation des illustres maîtres dont nous avons besoin les met à l’abri de tout soupçon de vénalité ! Mais quel est l’homme qu’on ne peut gagner, en s’y prenant bien ? Il est aussi des femmes qu’on ne saurait acheter ! Celles-là, il faut les séduire.

« Voici donc, Messieurs, la proposition que je vais vous faire, après l’avoir longuement discutée avec M. le Docteur Latonne :

« Nous avons classé d’abord en trois groupes principaux les maladies soumises à notre traitement. Ce sont : 1º le rhumatisme sous toutes ses formes, herpès, arthrite, goutte, etc., etc. ; 2º les affections de l’estomac, de l’intestin et du foie ; 3º tous les désordres provenant des troubles de la circulation, car il est indiscutable que nos bains acidulés ont sur la circulation un effet admirable.

« D’ailleurs, Messieurs, la guérison merveilleuse du père Clovis nous promet des miracles.

« Donc, étant données les maladies tributaires de ces eaux, nous allons faire aux principaux médecins qui les soignent, la proposition suivante : “Messieurs, dirons-nous, venez voir, venez voir de vos yeux, suivez vos malades, nous vous offrons l’hospitalité. Le pays est superbe, vous avez besoin de vous reposer après vos rudes travaux de l’hiver, venez. Et venez, non pas chez nous, Messieurs les Professeurs, mais chez vous, car nous vous offrons un chalet qui vous appartiendra, s’il vous plaît, à des conditions exceptionnelles.”

Andermatt prit un repos, et recommença d’une voix plus calme :

— Voici comment je suis arrivé à réaliser cette conception. Nous avons choisi six lots de terre de mille mètres chacun. Sur chacun de ces six lots, la Société Bernoise des Chalets Mobiles s’engage à apporter une de ses constructions modèles. Nous mettrons gratuitement ces demeures aussi élégantes que confortables à la disposition de nos médecins. S’ils s’y plaisent, ils achèteront seulement la maison de la Société Bernoise ; quant au terrain, nous le leur donnons… et ils nous le payeront… en malades. Donc, Messieurs, nous obtenons ces avantages multiples de couvrir notre territoire de villas charmantes qui ne nous coûtent rien, d’attirer les premiers médecins du monde et la légion de leurs clients, et surtout de convaincre de l’efficacité de nos eaux les docteurs éminents qui deviendront bien vite propriétaires dans le pays. Quant à toutes les négociations qui doivent amener ces résultats, je m’en charge, Messieurs, et je les ferai non pas en spéculateur, mais en homme du monde. »

Le père Oriol l’interrompit. Sa parcimonie auvergnate s’indignait de ce terrain donné.