— Écoute, mon chéri, je suis très libre à Paris. William ne s’occupe jamais de moi. Ses affaires lui suffisent. Donc, puisque tu n’es pas marié, j’irai te voir. J’irai te voir tous les jours, tantôt le matin, avant déjeuner, tantôt le soir, à cause des domestiques qui pourraient jaser si je sortais à la même heure. Nous pourrons nous rencontrer autant qu’ici, même plus qu’ici, car nous n’aurons pas à craindre les curieux.
Mais il répétait, la tête sur ses genoux et lui serrant la taille :
— Liane, Liane, je vais te perdre ! Je sens que je vais te perdre !
Elle s’impatientait de ce chagrin irraisonné, de ce chagrin d’enfant dans ce corps si vigoureux, elle si frêle auprès de lui, et si sûre d’elle pourtant, si sûre que rien ne pourrait les séparer.
Il murmurait :
— Si tu voulais, Liane, nous nous sauverions ensemble, nous irions très loin, dans un beau pays plein de fleurs, pour nous aimer. Dis, veux-tu que nous partions, ce soir, veux-tu ?
Mais elle haussait les épaules, un peu nerveuse, un peu mécontente qu’il ne l’écoutât point, car ce n’était plus l’heure des rêveries et des gamineries tendres. Il fallait, à présent, se montrer énergiques et prudents, et chercher les moyens de s’aimer toujours sans éveiller aucun soupçon.
Elle reprit :
— Écoute, chéri, il s’agit de bien nous entendre et de ne pas commettre d’imprudences ni de fautes. D’abord, es-tu sûr de tes domestiques ? Ce qu’il y a de plus à craindre c’est une dénonciation, une lettre anonyme à mon mari. De lui-même il ne devinera rien. Je connais bien William…
Ce nom, deux fois répété, irrita tout à coup le cœur de Paul. Il dit, nerveux :
— Oh ! Ne me parle pas de lui ce soir !
Elle s’étonna :
— Pourquoi ? Il le faut bien pourtant… Oh ! Je t’assure qu’il ne tient guère à moi.
Elle avait deviné sa pensée.
Une obscure jalousie, encore inconsciente, s’éveillait en lui. Et soudain, s’agenouillant et lui prenant les mains :
— Écoute, Liane !…
Il se tut. Il n’osait pas dire l’inquiétude, le soupçon honteux qui lui venait ; et il ne savait comment les exprimer.
— Écoute… Liane… Comment es-tu avec lui ?…
Elle ne comprit pas.
— Mais… mais… très bien.
— Oui… je sais… Mais… écoute… comprends-moi bien… C’est… c’est ton mari… enfin… et… et… tu ne sais pas combien je pense à ça depuis tantôt… Combien ça me tourmente… ça me torture… Tu comprends… dis ?
Elle hésita quelques secondes, puis soudain elle pénétra son intention tout entière, et avec un élan de franchise indignée :
— Oh ! Mon chéri… peux-tu… peux-tu penser ?… Oh ! Je suis à toi… entends-tu ?… rien qu’à toi… puisque je t’aime… Oh ! Paul !…
Il laissa retomber sa tête sur les genoux de la jeune femme, et, d’une voix très douce :
— Mais !… enfin… ma petite Liane… puisque… puisque c’est ton mari… Comment feras-tu ?… Y as-tu songé ?… Dis ?… Comment feras-tu ce soir… ou demain… Car tu ne peux pas… toujours, toujours lui dire : « Non… »
Elle murmura, très bas aussi :
— Je lui ai fait croire que j’étais enceinte, et… et ça lui suffit… Oh ! Il n’y tient guère… va… Ne parlons plus de ces choses-là, mon chéri, tu ne sais pas comme ça me froisse, comme ça me blesse. Fie-toi à moi, puisque je t’aime…
Il ne remua plus, respirant et baisant sa robe, tandis qu’elle lui caressait le visage de ses doigts amoureux et légers.
Mais soudain :
— Il faut revenir, dit-elle, car on s’apercevrait que nous sommes absents tous les deux.
Ils s’embrassèrent longuement en s’étreignant à se briser les os ; puis elle partit la première, courant pour rentrer plus vite, tandis qu’il la regardait s’éloigner et disparaître, triste comme si tout son bonheur et tout son espoir se fussent enfuis avec elle.
Deuxième partie
I
À peine eût-on reconnu la station d’Enval, le 1er juillet de l’année suivante.
Sur le sommet de la butte, debout entre les deux issues du vallon, s’élevait une construction d’architecture mauresque qui portait au front le mot Casino, en lettres d’or.
On avait utilisé un petit bois pour créer un petit parc sur la pente vers la Limagne. Une terrasse soutenue par un mur orné d’un bout à l’autre par de grands vases en simili-marbre, s’étendait devant cette construction et dominait la vaste plaine d’Auvergne.
Plus bas, dans les vignes, six chalets montraient, de place en place, leurs façades de bois verni.
Sur la pente tournée au midi, une immense bâtisse toute blanche appelait de loin les voyageurs qui l’apercevaient en sortant de Riom. C’était le grand hôtel du Mont-Oriol. Et juste au-dessous, au pied même de la colline, une maison carrée, plus simple, mais vaste, entourée d’un jardin que traversait le ruisselet venu des gorges, offrait aux malades la guérison miraculeuse promise par une brochure du Docteur Latonne. On lisait sur la façade :
« Thermes du Mont-Oriol. »
Puis, sur l’aile de droite, en lettres plus petites :
« Hydrothérapie. – Lavages d’estomac. – Piscines à eau courante. »
Et sur l’aile de gauche :
« Institut médical de gymnastique automotrice. »
Tout cela était blanc, d’une blancheur neuve, luisante et crue. Des ouvriers travaillaient encore, des peintres, des plombiers, des terrassiers, bien que l’établissement fût ouvert depuis un mois déjà.
Le succès d’ailleurs avait dépassé, dès les premiers jours, les espérances des fondateurs. Trois grands médecins, trois célébrités, MM. les professeurs Mas-Roussel, Cloche et Rémusot avaient pris sous leur protection la station nouvelle et accepté de séjourner quelque temps dans les villas de la Société Bernoise des Chalets Mobiles, mises à leur disposition par les administrateurs des eaux.
Sous leur influence, une foule de malades accourait. Le grand hôtel du Mont-Oriol était plein.
Quoique les bains eussent commencé à fonctionner dès les premiers jours de juin, l’ouverture officielle de la station avait été remise au 1er juillet, afin d’attirer beaucoup de monde. La fête devait commencer à trois heures par la bénédiction des sources. Et le soir, une grande représentation suivie d’un feu d’artifice et d’un bal réunirait tous les baigneurs du lieu avec ceux des stations voisines et les principaux habitants de Clermont-Ferrand et de Riom.
Le casino au faîte du mont disparaissait sous les drapeaux. On ne voyait plus que du bleu, du rouge, du blanc, du jaune, une sorte de nuage épais et palpitant ; tandis qu’au sommet de mâts géants plantés le long des allées du parc, des oriflammes démesurées se déployaient dans le ciel bleu avec des ondulations de serpents.