Quand elle descendit pour déjeuner, sa sœur, qui avait l’air irrité, lui demanda :
— Qu’est-ce que tu comptes faire aujourd’hui ?
Charlotte répondit sans hésiter :
— Est-ce que nous n’allons pas en voiture à Royat avec Mme Andermatt ?
Louise reprit :
— Tu iras seule, alors, mais tu ferais mieux, après ce que je t’ai dit hier soir…
La petite lui coupa la parole :
— Je ne te demande pas de conseils… mêle-toi de ce qui te regarde.
Et elles ne se parlèrent plus.
Le père Oriol et Jacques arrivèrent et se mirent à table. Le vieux demanda presque aussitôt :
— Qué-che que vous faites aujourd’hui, petites ?
Charlotte n’attendit point que sa sœur répondît :
— Moi, je vais à Royat avec Mme Andermatt.
Les deux hommes la regardèrent d’un air satisfait, et le père murmura avec ce sourire engageant qu’il avait en traitant les affaires avantageuses :
— Ch’est bon, ch’est bon.
Elle fut plus surprise de ce contentement secret, deviné dans toute leur allure, que de la colère visible de Louise ; et elle se demanda, un peu troublée : « Est-ce qu’ils auraient causé de ça tous ensemble ? »
Aussitôt le repas fini elle remonta dans sa chambre, mit son chapeau, prit son ombrelle, jeta sur son bras un manteau léger, et elle s’en alla vers l’hôtel, car on devait partir dès une heure et demie.
Christiane s’étonna que Louise ne vînt point.
Charlotte se sentit rougir en répondant :
— Elle est un peu fatiguée, je crois qu’elle a mal à la tête.
Et on monta dans le landau, dans le grand landau à six places dont on se servait toujours. Le marquis et sa fille tenaient le fond, la petite Oriol se trouva donc assise entre les deux jeunes gens, à reculons.
On passa devant Tournoël, puis on suivit le pied de la montagne sur une belle route serpentant sous les noyers et les châtaigniers. Charlotte, plusieurs fois, remarqua que Gontran se serrait contre elle, mais avec trop de prudence pour qu’elle pût s’en offenser. Comme il était assis à sa droite, il lui parlait tout près de la joue ; et elle n’osait pas se retourner pour lui répondre, par crainte du souffle de sa bouche qu’elle sentait déjà sur ses lèvres, et par crainte aussi de ses yeux dont le regard l’aurait gênée.
Il lui disait des gamineries galantes, des niaiseries drôles, des compliments plaisants et gentils.
Christiane ne parlait guère, alourdie, malade de sa grossesse. Et Paul semblait triste, préoccupé. Seul, le marquis causait sans trouble et sans souci, avec sa bonne grâce enjouée de vieux gentilhomme égoïste.
On descendit au parc de Royat pour écouter la musique, et Gontran, prenant le bras de Charlotte, partit avec elle en avant. L’armée de baigneurs, sur les chaises, autour du kiosque où le chef d’orchestre battait la mesure aux cuivres et aux violons, regardait défiler les promeneurs. Les femmes montraient leurs robes, leurs pieds allongés jusqu’au barreau de la chaise voisine, leurs fraîches coiffures d’été qui les faisaient plus charmantes.
Charlotte et Gontran erraient entre les gens assis, cherchant des figures comiques pour exciter leurs plaisanteries.
Il entendit à tout instant qu’on disait derrière eux :
— Tiens ! Une jolie personne.
Il était flatté et se demandait si on la prenait pour sa sœur, pour sa femme ou pour sa maîtresse.
Christiane, assise entre son père et Paul, les vit passer plusieurs fois, et trouvant qu’ils avaient « l’air un peu jeune », elle les appelait pour les calmer. Mais ils ne l’écoutaient point et continuaient à vagabonder dans la foule en s’amusant de tout leur cœur.
Elle dit tout bas à Paul Brétigny :
— Il finirait par la compromettre. Il faudra que nous lui parlions ce soir, en rentrant.
Paul répondit :
— J’y avais déjà songé. Vous avez tout à fait raison.
On alla dîner dans un des restaurants de Clermont-Ferrand, ceux de Royat ne valant rien, au dire du marquis qui était gourmand, et on rentra, la nuit tombée.
Charlotte était devenue sérieuse, Gontran lui ayant fortement serré la main en lui donnant ses gants, pour quitter la table. Sa conscience de fillette s’inquiétait tout à coup. C’était un aveu, cela ! Une démarche ! Une inconvenance ! Qu’aurait-elle dû faire ? Lui parler ? Mais quoi lui dire ? Se fâcher eût été ridicule ! Il fallait tant de tact dans ces circonstances-là ! Mais en ne faisant rien, en ne disant rien, elle avait l’air d’accepter son avance, de devenir sa complice, de répondre « oui » à cette pression de main.
Et elle pesait la situation, s’accusant d’avoir été trop gaie et trop familière à Royat, trouvant à présent que sa sœur avait raison, qu’elle s’était compromise, perdue ! La voiture roulait sur la route, Paul et Gontran fumaient en silence, le marquis dormait, Christiane regardait les étoiles, et Charlotte retenait à grand’peine ses larmes, car elle avait bu trois verres de champagne.
Lorsqu’on fut revenu, Christiane dit à son père :
— Comme il est nuit, tu vas reconduire la jeune fille.
Le marquis offrit son bras et s’éloigna aussitôt avec elle.
Paul prit Gontran par les épaules et lui murmura dans l’oreille :
— Viens causer cinq minutes avec ta sœur et avec moi.
Et ils montèrent dans le petit salon communiquant avec les chambres d’Andermatt et de sa femme.
Dès qu’ils furent assis :
— Écoute, dit Christiane, M. Paul et moi nous voulons te faire de la morale.
— De la morale !… Mais à propos de quoi ? Je suis sage comme une image, faute d’occasions.
Ne plaisante pas. Tu fais une chose très imprudente et très dangereuse sans y penser. Tu compromets cette petite.
Il parut fort étonné.
— Qui ça ?… Charlotte ?
— Oui, Charlotte !
— Je compromets Charlotte ?… Moi ?…
— Oui, tu la compromets. Tout le monde en parle ici, et tantôt encore, dans le parc de Royat, vous avez été bien… bien… légers. N’est-ce pas, Brétigny ?
Paul répondit :
— Oui, Madame, je partage tout à fait votre sentiment.
Gontran tourna sa chaise, l’enfourcha comme un cheval, prit un nouveau cigare, l’alluma, puis se mit à rire.
— Ah ! Donc, je compromets Charlotte Oriol ?
Il attendit quelques secondes pour voir l’effet de sa réponse, puis déclara :
— Eh bien, qu’est-ce qui vous dit que je ne veux pas l’épouser ?
Christiane fit un sursaut de stupéfaction.
— L’épouser ? Toi ?… Mais tu es fou !…
— Pourquoi ça ?
— Cette… cette petite… paysanne…
— Tra-la-la… des préjugés… Est-ce ton mari qui te les apprend ?…
Comme elle ne répondait rien à cet argument direct, il reprit, faisant lui-même les demandes et les réponses :
— Est-elle jolie ? – Oui ! – Est-elle bien élevée ? – Oui !-Et plus naïve, et plus gentille, et plus simple, et plus franche que les filles du monde. Elle en sait autant qu’une autre, car elle parle anglais et auvergnat, ce qui fait deux langues étrangères. Elle sera riche autant qu’une héritière du ci-devant faubourg Saint-Germain qu’on devrait baptiser faubourg de Sainte-Dèche, et, enfin, si elle est fille d’un paysan, elle n’en sera que plus saine pour me donner de beaux enfants… Voilà…