Puis on monta vers le plateau supérieur, bosselé de volcans anciens. Les chevaux allaient au pas sur la route longue et pénible. De beaux bois verts bordaient le chemin. Et personne ne parlait plus.
Christiane songeait à Tazenat. C’était la même voiture ! C’étaient les mêmes êtres, mais ce n’étaient plus les mêmes cœurs ! Tout semblait pareil… et pourtant ?… pourtant ?… Qu’était-il donc arrivé ? Presque rien !… Un peu d’amour de plus chez elle !… un peu d’amour de moins chez lui !… presque rien !… la différence du désir qui naît au désir qui meurt !… presque rien !… l’invisible déchirure que la lassitude fait aux tendresses !… oh ! Presque rien, presque rien !… et le regard des yeux changé, parce que les mêmes yeux ne voient plus de même le même visage !… Qu’est-ce qu’un regard ?… Presque rien !
Le cocher s’arrêta et dit :
— C’est ici, à droite, par ce sentier, dans le bois. Vous n’avez qu’à le suivre pour arriver.
Tous descendirent, excepté le marquis, qui trouvait le temps trop chaud. Louise et Gontran partirent en avant et Charlotte demeura derrière, avec Paul et Christiane, qui pouvait à peine marcher. Le chemin leur parut long, à travers le bois, puis ils arrivèrent sur une crête couverte de hautes herbes et qui conduisait, en montant toujours, aux bords de l’ancien cratère.
Louise et Gontran, arrêtés au faîte, grands et minces tous deux, avaient l’air debout dans les nuages.
Quand on les eut rejoints, l’âme exaltée de Paul Brétigny eut un élan de lyrisme.
Autour d’eux, derrière eux, à droite, à gauche, ils étaient entourés de cônes étranges, décapités, les uns élancés, les autres écrasés, mais tous gardant leur bizarre physionomie de volcans morts. Ces lourds tronçons de montagnes à cime plate s’élevaient du sud à l’ouest, sur un immense plateau d’aspect désolé qui, haut lui-même de mille mètres au-dessus de la Limagne, la dominait à perte de vue vers l’est et le nord, jusqu’à l’invisible horizon, toujours voilé, toujours bleuâtre.
Le puy de Dôme, à droite, dépassait tous ses frères, soixante-dix à quatre-vingts cratères endormis à présent. Plus loin, les puys de Gravenoire, de Crouel, de La Pedge, de Sault, de Noschamps, de la Vache. Plus près, le puy du Pariou, le puy de Côme, les puys de Jumes, de Tressoux, de Louchadière : un énorme cimetière de volcans.
Les jeunes gens regardaient cela stupéfaits. À leurs pieds se creusait le premier cratère de la Nugère, profonde cuve de gazon au fond de laquelle on voyait encore trois énormes blocs de lave brune, soulevés par le dernier souffle du monstre, puis retombés dans sa gueule expirante, et restés là, depuis des siècles et des siècles, pour toujours.
Gontran cria :
— Moi, je vais au fond. Je veux voir comment ça rend l’âme, ces bêtes-là. Allons, Mesdemoiselles, une petite course sur la pente.
Et, saisissant le bras de Louise, il l’entraîna. Charlotte les suivit, courant derrière eux ; puis soudain elle s’arrêta, les regarda fuir, enlacés et bondissants, et, se retournant brusquement, elle remonta vers Christiane et Paul assis sur l’herbe au sommet de la descente. Quand elle les eut rejoints elle tomba sur les genoux et, cachant sa figure dans la robe de la jeune femme, elle se mit à sangloter.
Christiane, qui avait compris, et que tous les chagrins des autres transperçaient depuis quelque temps comme des blessures faites à elle-même, lui jeta ses bras sur le cou et, gagnée aussi par les larmes, elle murmura :
— Pauvre petite, pauvre petite !
L’enfant pleurait toujours, prosternée, la tête cachée et, de ses mains tombées à terre, elle arrachait l’herbe d’un geste inconscient.
Brétigny s’était levé pour ne pas paraître avoir vu, mais cette misère de fillette, cette détresse d’innocente l’emplirent brusquement d’indignation contre Gontran. Lui, que l’angoisse profonde de Christiane exaspérait, fut touché jusqu’au fond du cœur par cette première désillusion de gamine.
Il revint et, s’agenouillant à son tour pour lui parler :
— Voyons, calmez-vous, je vous en supplie. Ils vont remonter, calmez-vous. Il ne faut pas qu’on vous voie pleurer.
Elle se redressa, effarée par cette idée que sa sœur pourrait la retrouver avec des larmes dans les yeux. Sa gorge restait pleine de sanglots qu’elle retenait, qu’elle dévorait, qui rentraient en son cœur pour le rendre plus gros de peine. Elle balbutiait :
— Oui… oui… c’est fini… ce n’est rien… c’est fini… Tenez… on ne voit plus… n’est-ce pas ?… on ne voit plus.
Christiane lui essuyait les joues avec son mouchoir, puis le passait aussi sur les siennes. Elle dit à Paul :
— Allez donc voir ce qu’ils font. On ne les aperçoit plus. Ils ont disparu sous les blocs de lave. Moi, je vais garder cette petite et la consoler.
Brétigny s’était levé et, la voix tremblante :
— J’y vais… et je les ramène, mais il aura affaire à moi… votre frère… aujourd’hui même… et il m’expliquera sa conduite inqualifiable après ce qu’il nous a dit l’autre jour.
Il se mit à descendre en courant vers le centre du cratère.
Gontran, entraînant Louise, l’avait lancée de toute sa force sur le rapide versant du grand trou, afin de la retenir, de la soutenir, de lui faire perdre haleine, de l’étourdir et de l’effrayer. Elle, emportée par son élan, essayait de l’arrêter, balbutiait :
— Oh ! Pas si vite… je vais tomber… mais vous êtes fou… je vais tomber !…
Ils vinrent heurter les blocs de lave et demeurèrent debout essoufflés tous deux. Puis ils en firent le tour, regardant de larges crevasses formant dessous une sorte de caverne à double issue.
Lorsque le volcan, à bout de vie, avait jeté cette dernière écume, ne pouvant la lancer au ciel comme autrefois, il l’avait crachée, épaissie, à moitié froide, et elle s’était figée sur ses lèvres moribondes.
— Faut entrer là-dessous, dit Gontran.
Et il poussa devant lui la jeune fille. Puis, dès qu’ils furent dans la grotte :
— Eh bien, Mademoiselle, voici le moment de vous faire une déclaration.
Elle fut stupéfaite :
— Une déclaration… à moi !
— Mais oui, en quatre mots : je vous trouve charmante.
— C’est à ma sœur qu’il faut dire ça.
— Oh ! Vous savez bien que je ne fais pas de déclaration à votre sœur.
— Allons donc.
— Voyons, vous ne seriez pas femme si vous n’aviez point compris que je me suis montré galant auprès d’elle pour voir ce que vous en penseriez !… et quelle figure vous me feriez !… Vous m’avez fait une figure furieuse. Oh ! Que j’ai été content ! Alors j’ai tâché de vous montrer, avec tous les égards possibles, ce que je pensais de vous !…
On ne lui avait jamais parlé ainsi. Elle se sentait confuse et ravie, le cœur plein de joie et d’orgueil.
Il reprit :
— Je sais bien que j’ai été vilain pour votre petite sœur. Tant pis. Elle ne s’y est pas trompée, elle, allez. Vous voyez qu’elle est restée sur la côte, qu’elle n’a pas voulu nous suivre… Oh ! Elle a compris, elle a compris !…