Gontran, trop fier de sa malice pour la cacher, n’avait pu s’empêcher de la conter à Paul. Et Paul, la trouvant drôle, s’était mis à rire. Il s’était promis d’ailleurs, depuis les phrases ambiguës de son camarade, de ne plus se mêler de ses affaires, et souvent il se demandait avec inquiétude : « Sait-il quelque chose de Christiane et de moi ? »
Il connaissait trop Gontran pour ne pas le croire capable de fermer les yeux sur une liaison de sa sœur. Mais alors, comment n’avait-il pas laissé comprendre plus tôt qu’il la devinait ou qu’il la savait ? Gontran était en effet de ceux pour qui toute femme du monde doit avoir un amant ou des amants, de ceux pour qui la famille n’est qu’une société de secours mutuels, pour qui la morale est une attitude indispensable pour voiler les goûts divers que la nature a mis en nous, et pour qui l’honorabilité mondaine est la façade dont on doit cacher les aimables vices. S’il avait poussé d’ailleurs sa petite sœur à épouser Andermatt, n’était-ce pas avec la pensée confuse, sinon bien arrêtée, que ce juif serait exploité, de toutes les façons, par toute la maison, et il aurait peut-être autant méprisé Christiane d’être fidèle à ce mari de convenance et d’utilité, qu’il se serait méprisé lui-même de ne pas puiser dans la bourse de son beau-frère.
Paul songeait à tout cela, et tout cela troublait son âme de Don Quichotte moderne, disposé d’ailleurs aux capitulations. Il était alors devenu très réservé vis-à-vis de cet énigmatique ami.
Donc, quand Gontran lui avait dit l’usage qu’il faisait de Mme Honorat, Brétigny s’était mis à rire, et même depuis quelque temps, il se laissait conduire chez cette personne, et prenait grand plaisir à causer avec Charlotte.
La femme du médecin se prêtait, de la meilleure grâce du monde, au rôle qu’on lui faisait jouer, offrait du thé, vers cinq heures, comme les dames de Paris, avec de petits gâteaux confectionnés de sa propre main.
La première fois que Paul pénétra dans cette maison, elle le reçut comme un vieil ami, le fit asseoir, le débarrassa malgré lui de son chapeau, qu’elle porta sur la cheminée, à côté de la pendule. Puis, empressée, remuante, allant de l’un à l’autre, énorme et le ventre en avant, elle demandait :
— Êtes-vous disposés pour la dînette ?
Gontran disait des drôleries, plaisantait, riait avec une aisance complète. Il entraîna quelques instants Louise dans l’embrasure d’une fenêtre, sous l’œil agité de Charlotte.
Mme Honorat, qui causait avec Paul, lui dit, d’un ton maternel :
— Ces chers enfants, ils viennent ici s’entretenir quelques minutes. C’est bien innocent, n’est-ce pas, Monsieur Brétigny ?
— Oh ! Très innocent, Madame.
Quand il revint, elle l’appela familièrement « Monsieur Paul », le traitant un peu comme un compère.
Et depuis lors, Gontran racontait avec sa verve gouailleuse toutes les complaisances de la dame, à qui il avait dit, la veille :
— Pourquoi n’allez-vous jamais vous promener avec ces demoiselles, sur la route de Sans-Souci ?
— Mais nous irons, Monsieur le Comte, nous irons.
— Demain, vers trois heures, par exemple.
— Demain, vers trois heures, Monsieur le Comte.
— Vous êtes tout à fait aimable, Madame Honorat.
— À votre service, Monsieur le Comte.
Et Gontran expliquait à Paul :
— Tu comprends que dans ce salon je ne puis rien dire d’un peu pressant à l’aînée devant la cadette. Mais dans le bois je pars en avant ou je reste en arrière avec Louise ! Alors tu viens ?
— Oui, je veux bien.
— Allons.
Ils se levèrent et partirent tout doucement, par la grand’ route ; puis, ayant traversé La Roche-Pradière, ils tournèrent à gauche et descendirent dans le vallon boisé à travers les buissons emmêlés. Quand ils eurent passé la petite rivière, ils s’assirent au bord du sentier, pour attendre.
Les trois femmes arrivèrent bientôt, à la file, Louise en avant et Mme Honorat derrière. On eut l’air surpris, de part et d’autre, de se rencontrer.
Gontran s’écriait :
— Tiens, quelle bonne idée vous avez eue de venir par ici !
La femme du médecin répondit :
— Voilà, c’est moi qui l’ai eue, cette idée-là !
Et on continua la promenade.
Louise et Gontran hâtaient le pas peu à peu, prenaient de l’avance, s’écartaient tellement qu’on les perdait de vue aux détours de l’étroit chemin.
La grosse dame qui soufflait murmura en leur jetant un coup d’œil indulgent :
— Bah ! C’est jeune, ça a des jambes. Moi, je ne peux pas les suivre.
Charlotte s’écria :
— Attendez, je vais les rappeler.
Elle s’élançait. La femme du médecin la retint :
— Ne les gêne pas, ma petite, s’ils veulent causer ! Ça n’est pas aimable de les déranger, ils reviendront bien tout seuls.
Et elle s’assit sur l’herbe, à l’ombre d’un pin, en s’éventant avec son mouchoir. Charlotte jeta sur Paul un regard de détresse, un regard implorant et désolé.
Il comprit et dit :
— Eh bien, Mademoiselle, nous allons laisser Madame se reposer, et nous rejoindrons votre sœur, nous.
Elle répondit avec élan :
— Oh ! Oui, Monsieur.
Mme Honorat ne fit aucune objection :
— Allez, mes enfants, allez. Moi, je vous attends ici. Ne soyez pas trop longtemps.
Et ils s’éloignèrent à leur tour. Ils marchèrent vite, d’abord, ne voyant plus les deux autres, et espérant les rejoindre ; puis, après quelques minutes, ils pensèrent que Louise et Gontran avaient dû tourner soit à gauche, soit à droite, à travers bois, et Charlotte appela, d’une voix tremblante et contenue. Personne ne lui répondit. Elle murmura :
— Oh ! Mon Dieu, où sont-ils ?
Paul se sentit envahi de nouveau par cette pitié profonde, par cet attendrissement douloureux qui l’avait saisi déjà au bord du cratère de la Nugère.
Il ne savait que dire à cette enfant désolée. Il avait envie, une envie paternelle et violente, de la prendre dans ses bras, de l’embrasser, de trouver pour elle des choses douces et consolantes. Lesquelles ? Elle se tournait de tous les côtés, fouillant les branches de ses yeux affolés, écoutant les moindres bruits, balbutiant :
— Je crois qu’ils sont par ici… Non, par là… N’entendez-vous rien ?…
— Non, Mademoiselle, je n’entends rien. Le mieux est de les attendre ici.
— Oh ! Mon Dieu… Non… Il faut les trouver…
Il hésita quelques secondes, puis il lui dit, très bas :
— Cela vous fait donc beaucoup de peine ?
Elle leva sur lui un regard éperdu où les larmes commençaient à poindre, couvrant l’œil d’un léger nuage d’eau transparente encore retenu par les paupières bordées de longs cils bruns. Elle voulait parler, ne pouvait pas, n’osait pas ; et pourtant son cœur gonflé, fermé, si plein de chagrins, avait tant besoin de s’épandre.
Il reprit :
— Vous l’aimiez donc bien fort… Il ne mérite pas votre amour, allez.