Gontran le jugeait ainsi : « Paul ! C’est un cheval emballé avec un amour sur le dos. Quand il en jette un par terre, un autre lui saute dessus. »
Mais Brétigny s’aperçut que le soir venait. Il avait marché longtemps. Il rentra.
En passant devant les nouveaux bains, il vit Andermatt et les deux Oriol, arpentant les vignes et les mesurant ; et il comprit à leurs gestes qu’ils discutaient avec agitation.
Une heure plus tard, Will, entrant dans le salon où la famille entière était réunie, dit au marquis :
— Mon cher beau-père, je vous annonce que votre fils Gontran va épouser, dans six semaines ou deux mois, Mademoiselle Louise Oriol.
M. de Ravenel fut effaré :
— Gontran ? Vous dites ?
— Je dis qu’il épousera, dans six semaines ou deux mois, avec votre consentement, Mademoiselle Louise Oriol, qui sera fort riche.
Alors le marquis dit simplement :
— Mon Dieu, si cela lui plaît, je veux bien, moi.
Et le banquier raconta sa démarche auprès du vieux paysan.
Aussitôt prévenu par le comte que la jeune fille consentirait, il voulut enlever, séance tenante, l’assentiment du vigneron sans lui laisser le temps de préparer ses ruses.
Il courut donc chez lui, et le trouva faisant, à grand’peine, ses comptes sur un bout de papier graisseux, avec l’aide de Colosse qui additionnait sur ses doigts.
S’étant assis :
— Je boirais bien un verre de votre bon vin, dit-il.
Dès que le grand Jacques fut revenu apportant les verres et le broc tout plein, il demanda si Mlle Louise était rentrée ; puis il pria qu’on l’appelât. Quand elle fut en face de lui, il se leva et, la saluant profondément :
— Mademoiselle, voulez-vous me considérer en ce moment comme un ami à qui on peut tout dire ? Oui, n’est-ce pas ? Eh bien, je suis chargé d’une mission très délicate auprès de vous. Mon beau-frère, le comte Raoul-Olivier-Gontran de Ravenel, s’est épris de vous, ce dont je le loue, et il m’a chargé de vous demander, devant votre famille, si vous consentiriez à devenir sa femme.
Surprise ainsi, elle tourna vers son père des yeux troublés. Et le père Oriol, effaré, regarda son fils, son conseil ordinaire ; et Colosse regarda Andermatt qui reprit avec une certaine morgue :
— Vous comprenez, Mademoiselle, que je ne me suis chargé de cette mission qu’en promettant une réponse immédiate à mon beau-frère. Il sent très bien qu’il peut ne pas vous plaire et, dans ce cas, il quittera demain ce pays pour n’y plus jamais revenir. Je sais en outre que vous le connaissez suffisamment pour me dire, à moi, simple intermédiaire : « Je veux bien », ou : « Je ne veux pas. »
Elle baissa la tête, et, rouge, mais résolue, elle balbutia :
— Je veux bien, Monsieur.
Puis elle s’enfuit si vite qu’elle heurta la porte en passant.
Alors Andermatt se rassit et, se versant un verre de vin à la façon des paysans :
— Maintenant, nous allons causer d’affaires, dit-il.
Et, sans admettre la possibilité même d’une hésitation, il attaqua la question de la dot, en s’appuyant sur les déclarations que le vigneron lui avait faites, trois semaines auparavant. Il évalua à trois cent mille francs, plus des espérances, la fortune actuelle de Gontran et il laissa entendre que si un homme comme le comte de Ravenel consentait à demander la main de la petite Oriol, une très charmante personne d’ailleurs, il était indubitable que la famille de la jeune fille saurait reconnaître cet honneur par un sacrifice d’argent.
Alors le paysan, très déconcerté, mais flatté, presque désarmé, tenta de défendre son bien. La discussion fut longue. Une déclaration d’Andermatt l’avait cependant rendue facile dès le début.
— Nous ne demandons pas d’argent comptant, ni de valeurs, rien que des terres, celles que vous m’avez désignées déjà comme formant la dot de Mlle Louise, plus quelques autres que je vais vous indiquer.
La perspective de ne point débourser de monnaie, cette monnaie amassée lentement, entrée dans la maison franc par franc, sou par sou, cette bonne monnaie, blanche ou jaune, usée par les mains, les bourses, les poches, les tables des cafés, les tiroirs profonds des vieilles armoires, cette monnaie, histoire sonnante de tant de peines, de soucis, de fatigues, de travaux, si douce au cœur, aux yeux, aux doigts du paysan, plus chère que la vache, que la vigne, que le champ, que la maison, cette monnaie plus difficile à sacrifier parfois que la vie même, la perspective de ne point la voir partir avec l’enfant apporta tout de suite un grand calme, un désir de conciliation, une joie secrète, mais contenue, dans l’âme du père et du fils.
Ils discutèrent cependant pour garder en plus quelques lopins de sol. On avait étalé sur la table le plan détaillé du mont Oriol ; et on marquait, une à une avec une croix, les parties données à Louise. Il fallut une heure à Andermatt pour enlever les deux derniers carrés. Puis, afin qu’il n’y eût aucune surprise de l’un ou de l’autre côté, on se rendit sur les lieux, avec le plan. Alors on reconnut soigneusement tous les morceaux désignés par les croix et on les pointa de nouveau.
Mais Andermatt était inquiet, soupçonnant les deux Oriol capables de nier, à leur première entrevue, une partie des cessions consenties, de vouloir reprendre des bouts de vigne, des coins utiles à ses projets ; et il cherchait un moyen pratique et sûr de rendre définitives leurs conventions.
Une idée lui traversa l’esprit, le fit sourire d’abord, puis lui parut excellente, bien que bizarre.
— Si vous voulez, dit-il, nous allons écrire tout ça pour ne rien oublier plus tard ?
Et comme ils rentraient au village il s’arrêta devant le débit de tabac pour acheter deux papiers timbrés. Il savait que la liste des terres dressées sur ces feuilles légales prendrait aux yeux des paysans un caractère presque inviolable, car ces feuilles représentaient la loi, toujours invisible et menaçante, défendue par les gendarmes, les amendes et la prison.
Donc il écrivit sur l’une et recopia sur l’autre : « Par suite de la promesse de mariage échangée entre le comte Gontran de Ravenel et Mlle Louise Oriol, M. Oriol père abandonne comme dot à sa fille les biens désignés ci-dessous… » Et il les énuméra minutieusement, avec les numéros du registre cadastral de la commune.
Puis, ayant daté et signé, il fit signer le père Oriol, qui avait exigé à son tour la mention de la dot du fiancé, et il s’en alla vers l’hôtel portant le papier dans sa poche.
Tout le monde riait de son histoire, et Gontran plus fort que les autres.
Alors le marquis dit à son fils avec une grande dignité :
— Nous irons ce soir, tous les deux, faire une visite à cette famille, et je renouvellerai moi-même la demande présentée d’abord par mon gendre, afin que ce soit plus régulier.
V
Gontran fut un fiancé parfait, aimable autant qu’assidu. Il fit des cadeaux à tout le monde avec la bourse d’Andermatt et il allait à tout instant voir la jeune fille, soit chez elle, soit chez Mme Honorat. Paul, maintenant, l’accompagnait presque toujours, afin de rencontrer Charlotte qu’il se décidait, après chaque visite, à ne plus voir.