Elle s’était résignée bravement au mariage de sa sœur, et elle en parlait même avec aisance, sans paraître en garder à l’âme la moindre peine. Son caractère seul semblait un peu changé, plus posé, moins ouvert. Brétigny, pendant que Gontran contait des galanteries à Louise, à mi-voix, dans un coin, causait gravement avec elle, et se laissait lentement conquérir, laissait noyer son cœur par cet amour nouveau comme par une marée montante. Il le savait et s’abandonnait, songeant : « Bah ! Quand le moment sera venu, je me sauverai, voilà tout. » En la quittant il montait chez Christiane, étendue à présent du matin au soir sur une chaise longue. Dès la porte il se sentait nerveux, irrité, armé pour toutes les menues querelles que la lassitude fait naître. Tout ce qu’elle disait, tout ce qu’elle pensait le tâchait d’avance ; son air de souffrance, son attitude résignée, ses regards de reproche et de supplication lui faisaient venir aux lèvres des paroles de colère qu’il réprimait par savoir-vivre ; et il gardait près d’elle le constant souvenir, l’image fixée en lui de la jeune fille qu’il venait de quitter.
Comme Christiane, tourmentée de le voir si peu, l’accablait de questions sur l’emploi de ses jours, il inventait des histoires qu’elle écoutait avec attention en cherchant à surprendre s’il ne pensait point à quelque autre femme. L’impuissance où elle se sentait de retenir cet homme, impuissance de verser en lui un peu de cet amour dont elle était torturée, impuissance physique de lui plaire encore, de se donner, de le reconquérir par des caresses, puisqu’elle ne pouvait pas le reprendre par la tendresse, lui faisait tout redouter sans qu’elle sût où fixer ses craintes.
Elle sentait vaguement un danger planant sur elle, un grand danger inconnu. Et elle était jalouse dans le vide, jalouse de tout, des femmes qu’elle voyait passer de sa fenêtre et qu’elle trouvait charmantes, sans même savoir si Brétigny leur avait jamais parlé.
Elle lui demandait :
— Avez-vous remarqué une très jolie personne, une brune, assez grande, que j’ai aperçue tantôt et qui a dû arriver ces jours-ci ?
Quand il répondait : « Non. Je ne la connais pas », elle soupçonnait aussitôt un mensonge, pâlissait et reprenait :
— Mais ce n’est pas possible que vous ne l’ayez point vue, elle m’a paru fort belle.
Lui, s’étonnait de son insistance.
— Je vous assure que je ne l’ai point vue. Je tâcherai de la rencontrer.
Elle pensait : « C’est celle-là assurément. » Elle était persuadée aussi, en certains jours, qu’il cachait une liaison dans le pays, qu’il avait fait venir une maîtresse, son actrice, peut-être. Et elle interrogeait tout le monde, son père, son frère et son mari, sur toutes les femmes jeunes et désirables qu’on connaissait dans Enval.
Si au moins elle avait pu marcher, chercher elle-même, le suivre, elle se serait un peu rassurée, mais l’immobilité presque absolue qu’il lui fallait garder maintenant lui faisait endurer un intolérable martyre. Et quand elle parlait à Paul, le ton seul de sa voix révélait sa douleur et avivait chez lui les impatiences nerveuses de cet amour fini.
Il ne pouvait plus causer tranquillement avec elle que d’une chose, du prochain mariage de Gontran, ce qui lui permettait de prononcer le nom de Charlotte et de penser tout haut à la jeune fille. Et c’était même pour lui un plaisir mystérieux, confus, inexplicable, d’entendre Christiane articuler ce mot, vanter la grâce et toutes les qualités de cette petite, la plaindre, regretter que son frère l’eût sacrifiée, et désirer qu’un homme, un brave cœur, la comprît, l’aimât et l’épousât.
Il disait :
— Oh ! Oui, Gontran a fait là une sottise. Elle est tout à fait charmante, cette enfant.
Christiane, sans défiance, répétait :
— Tout à fait charmante. C’est une perle ! Une perfection !
Jamais elle n’eût songé qu’un homme comme Paul pouvait aimer une fillette et pourrait se marier un jour. Elle ne redoutait que ses maîtresses.
Et, par un bizarre phénomène du cœur, l’éloge de Charlotte, dans la bouche de Christiane, prenait pour lui une valeur extrême, excitait son amour, fouettait son désir, enveloppait la jeune fille d’un irrésistible attrait.
Or, un jour, comme il entrait avec Gontran chez Mme Honorat pour y rencontrer les petites Oriol, ils trouvèrent le Docteur Mazelli, installé là, comme chez lui.
Il tendit ses deux mains aux deux hommes, avec son sourire italien qui semblait donner tout son cœur avec chaque parole et chaque geste.
Gontran et lui s’étaient liés d’une amitié familière et futile, faite d’affinités secrètes, de similitudes cachées, d’une sorte de complicité d’instincts, bien plus que d’affection vraie et de confiance.
Le comte demanda :
— Et votre jolie blonde du bois Sans-Souci ?
L’Italien sourit :
— Bah ! Nous sommes en froid. C’est une de ces femmes qui offrent tout et ne donnent rien.
Et on se mit à causer. Le beau médecin faisait des frais pour les jeunes filles, pour Charlotte surtout. Il montrait, en parlant aux femmes, une adoration perpétuelle dans la voix, le geste et le regard. Toute sa personne, des pieds à la tête, leur disait : « Je vous aime ! » avec une éloquence d’attitude qui les lui gagnait infailliblement.
Il avait des grâces d’actrice, des pirouettes légères de danseuse, des mouvements souples d’escamoteur, toute une science de séduction naturelle et voulue dont il usait d’une façon continue.
Paul, revenant à l’hôtel avec Gontran, s’écria, d’un ton d’humeur maussade :
— Qu’est-ce que ce charlatan venait faire dans cette maison ?
Le comte répondit doucement :
— Sait-on jamais, avec ces aventuriers ? Ce sont des gens qui se glissent partout. Celui-là doit être las de sa vie vagabonde, d’obéir aux caprices de son Espagnole dont il est plutôt le valet que le médecin et peut-être plus encore. Il cherche. La fille du professeur Cloche était bonne à prendre ; il l’a ratée, dit-il. La seconde fille des Oriol ne serait pas moins précieuse pour lui. Il essaye, il tâte, il flaire, il sonde. Il deviendrait copropriétaire des eaux, tâcherait de culbuter cet imbécile de Latonne, se ferait en tout cas ici, chaque été, une excellente clientèle pour l’hiver… Parbleu ! C’est son plan, va… n’en doutons pas.
Une colère sourde, une inimitié jalouse s’éveillait dans le cœur de Paul.
Une voix criait :
— Hé ! Hé !
C’était Mazelli qui les rejoignait.
Brétigny lui dit, avec une ironie agressive :
— Où courez-vous si vite, Docteur, on dirait que vous poursuivez la fortune ?
L’Italien sourit, et sans s’arrêter, mais sautillant à reculons, il enfonça, d’un geste gracieux de mime, ses deux mains dans ses deux poches, les retourna vivement et les montra, vides l’une et l’autre, en les écartant entre deux doigts par l’extrémité des coutures. Puis il dit :
— Je ne la tiens pas encore.