Mais une cloche sonna derrière eux. Gontran s’écria :
— Tiens, déjà le déjeuner !
Ils se retournèrent.
Un grand jeune homme venait à leur rencontre.
Gontran dit :
— Ma petite Christiane, je te présente M. Paul Brétigny.
Puis à son ami :
— C’est ma sœur, mon cher.
Elle le trouva laid. Il avait des cheveux noirs, ras et droits, des yeux trop ronds, d’une expression presque dure, la tête aussi toute ronde, très forte, une de ces têtes qui font penser à des boulets de canon, des épaules d’hercule, l’air un peu sauvage, lourd et brutal. Mais de sa jaquette, de son linge, de sa peau peut-être s’exhalait un parfum très subtil, très fin, que la jeune femme ne connaissait pas ; et elle se demanda :
— Qu’est-ce donc que cette odeur-là ?
Il lui dit :
— Vous êtes arrivée ce matin, Madame ?
Sa voix était un peu sourde.
Elle répondit :
— Oui, Monsieur.
Mais Gontran aperçut le marquis et Andermatt qui faisaient signe aux jeunes gens de venir déjeuner bien vite.
Et le Docteur Honorat prit congé d’eux en leur demandant s’ils avaient l’intention réelle d’aller voir sauter le morne.
Christiane affirma qu’elle irait ; et se penchant au bras de son frère, elle murmura, en l’entraînant vers l’hôtel :
— J’ai une faim de loup. Je serai très honteuse de manger tant que ça devant ton ami.
II
Le déjeuner fut long comme sont les repas de table d’hôte. Christiane, qui ne connaissait pas tous ces visages, causait avec son père et avec son frère. Puis elle monta se reposer jusqu’au moment où devait sauter le morne.
Elle fut prête bien avant l’heure et força tout le monde à partir pour ne point manquer l’explosion.
À la sortie du village, au débouché du vallon, s’élevait en effet une haute butte, presque un mont, qu’ils gravirent sous un ardent soleil en suivant un petit sentier entre les vignes. Quand ils parvinrent au sommet, la jeune femme poussa un cri d’étonnement devant l’immense horizon déployé soudain sous ses yeux. En face d’elle s’étendait une plaine infinie qui donnait aussitôt à l’âme la sensation d’un océan. Elle s’en allait, voilée par une vapeur légère, une vapeur bleue et douce, cette plaine, jusqu’à des monts très lointains, à peine aperçus, à cinquante ou soixante kilomètres, peut-être. Et sous la brume transparente, si fine, qui flottait sur cette vaste étendue de pays, on distinguait des villes, des villages, des bois, les grands carrés jaunes des moissons mûres, les grands carrés verts des herbages, des usines aux longues cheminées rouges et des clochers noirs et pointus bâtis avec les laves des anciens volcans.
— Retourne-toi, dit son frère.
Elle se retourna. Et, derrière elle, elle vit la montagne, l’énorme montagne bosselée de cratères. C’était d’abord le fond d’Enval, une large vague de verdure où on distinguait à peine l’entaille cachée des gorges. Le flot d’arbres escaladait la pente rapide jusqu’à la première crête qui empêchait de voir celles du dessus. Mais comme on se trouvait tout juste sur la ligne de séparation des plaines et de la montagne, celle-ci s’étendait à gauche, vers Clermont-Ferrand, et s’éloignant, déroulait sur le ciel bleu d’étranges sommets tronqués, pareils à des pustules monstrueuses : les volcans éteints, les volcans morts. Et là-bas, tout là-bas, entre deux cimes, on en apercevait une autre, plus haute, plus lointaine encore, ronde et majestueuse, et portant à son faîte quelque chose de bizarre qui ressemblait à une ruine.
C’était le Puy de Dôme, le roi des monts auvergnats, puissant et lourd, et gardant sur sa tête, comme une couronne posée par le plus grand des peuples, les restes d’un temple romain.
Christiane s’écria :
— Oh ! Que je serai heureuse ici.
Et elle se sentait heureuse déjà, pénétrée par ce bien-être qui envahit la chair et le cœur, vous fait respirer à l’aise, vous rend alerte et léger quand on entre tout à coup dans un pays qui caresse vos yeux, qui vous charme et vous égaye, qui semblait vous attendre, pour lequel vous vous sentez né.
On l’appelait :
— Madame, Madame !
Et elle aperçut plus loin le Docteur Honorat, reconnaissable à son grand chapeau. Il accourut et conduisit la famille vers l’autre versant du coteau sur une pente de gazon, à côté d’un bosquet de petits arbres, où une trentaine de personnes attendaient déjà, étrangers et paysans mêlés.
Sous leurs pieds, la côte rapide descendait jusqu’à la route de Riom, ombragée par les saules abritant sa mince rivière ; et, au milieu d’une vigne au bord de ce ruisseau, s’élevait une roche pointue que deux hommes, agenouillés à son pied, semblaient prier. C’était le morne.
Les Oriol, père et fils, attachaient la mèche. Sur la route une foule curieuse regardait, précédée par une ligne plus basse et agitée de gamins.
Le Docteur Honorat avait choisi une place commode pour Christiane, qui s’assit, le cœur battant, comme si elle allait voir sauter avec la roche toute cette population. Le marquis, Andermatt et Paul Brétigny se couchèrent sur l’herbe à côté de la jeune femme, tandis que Gontran restait debout. Il dit, d’un ton blagueur :
— Mon cher Docteur, vous êtes donc beaucoup moins pris que vos confrères qui n’ont certes pas une heure à perdre pour venir à cette petite fête ?
Honorat répondit avec bonhomie :
— Je ne suis pas moins occupé ; seulement mes malades m’occupent moins… Et puis, j’aime mieux distraire mes clients que les droguer.
Il avait un air sournois qui plaisait beaucoup à Gontran.
D’autres personnes arrivaient, des voisins de table d’hôte, les dames Paille, deux veuves, la mère et la fille, les Monécu père et fille, et un gros homme tout petit qui soufflait comme une chaudière crevée, M. Aubry-Pasteur, ancien ingénieur des mines, qui avait fait fortune en Russie.
Le marquis et lui s’étaient liés. Il s’assit à grand’peine avec des mouvements préparatoires, circonspects et prudents, qui amusèrent beaucoup Christiane. Gontran s’était éloigné pour voir les figures des autres curieux venus, comme eux, sur la butte.
Paul Brétigny indiquait à Christiane Andermatt les pays aperçus au loin. C’était Riom d’abord qui faisait une tache rouge, une tache de tuiles dans la plaine ; puis Ennezat, Maringues, Lezoux, une foule de villages à peine distincts, qui marquaient seulement d’un petit trou sombre la nappe interrompue de verdure, et là-bas, tout là-bas, au pied des montagnes du Forez, il prétendit lui faire distinguer Thiers.
Il disait, s’animant :
— Tenez, tenez, devant mon doigt, juste devant mon doigt. Je vois très bien, moi.
Elle ne voyait rien, elle, mais elle ne s’étonna pas qu’il vît, car il regardait comme les oiseaux de proie, avec ses yeux ronds et fixes, qu’on sentait puissants comme des lunettes marines.
Il reprit :
— L’Allier coule devant nous, au milieu de cette plaine, mais il est impossible de l’apercevoir. Il est trop loin, à trente kilomètres d’ici.