Et pivotant sur ses pointes avec élégance il se sauva comme un homme très pressé.
Les jours suivants ils le trouvèrent plusieurs fois chez le Docteur Honorat, où il se rendait utile aux trois femmes par mille services menus et gentils, par les mêmes qualités d’adresse dont il s’était servi, sans doute, auprès de la duchesse. Il savait tout faire en perfection, depuis les compliments jusqu’au macaroni. Il était d’ailleurs excellent cuisinier et, préservé des taches par un tablier bleu de servante, coiffé d’un bonnet de chef en papier, chantant en italien des chansons napolitaines, il marmitonnait avec esprit sans être ridicule en rien, amusant et séduisant tout le monde, jusqu’à la bonne imbécile qui disait de lui :
— C’est un Jésus !
Ses projets bientôt furent apparents et Paul ne douta plus qu’il ne cherchât à se faire aimer de Charlotte.
Il semblait y réussir. Il était si flatteur, si empressé, si rusé pour plaire, que le visage de la jeune fille avait, en l’apercevant, cet air de contentement qui dit le plaisir de l’âme.
Paul, à son tour, sans se rendre même bien compte de son allure, prit l’attitude d’un amoureux et se posa en concurrent. Dès qu’il voyait le docteur près de Charlotte, il arrivait, et, avec sa manière plus directe, s’efforçait de gagner l’affection de la jeune fille. Il se montrait tendre avec brusquerie, fraternel, dévoué, lui répétant, avec une sincérité familière, d’un ton si franc qu’on n’y pouvait guère trouver un aveu d’amour :
— Je vous aime bien, allez !
Mazelli, surpris de cette rivalité inattendue, déployait tous ses moyens, et quand Brétigny mordu par la jalousie, par cette jalousie naïve qui étreint l’homme auprès de toute femme, même sans qu’il l’aime encore ; si seulement elle lui plaît, quand Brétigny, plein de violence naturelle, devenait agressif et hautain, l’autre, plus souple, maître de lui toujours, répondait par des finesses, par des pointes, par des compliments adroits et moqueurs.
Ce fut une lutte de tous les jours où l’un et l’autre s’acharnèrent, sans que l’un ou l’autre, peut-être, eût de projet bien arrêté. Ils ne voulaient point céder, comme deux chiens qui tiennent la même proie.
Charlotte avait repris sa bonne humeur, mais avec une malice plus pénétrante, avec quelque chose d’inexpliqué, de moins sincère dans le sourire et dans le regard. On eût dit que la désertion de Gontran l’avait instruite, préparée aux déceptions possibles, assouplie et armée. Elle manœuvrait entre ses deux amoureux d’une façon déliée et adroite, disant à chacun ce qu’il fallait lui dire, sans heurter jamais l’un à l’autre, sans laisser jamais supposer à l’un qu’elle le préférait à l’autre, se moquant un peu de celui-ci devant celui-là, et de celui-là devant celui-ci, leur laissant la partie égale sans paraître même les prendre au sérieux l’un et l’autre. Mais tout cela était fait simplement, en pensionnaire et non point en coquette, avec cet air gamin des jeunes filles, qui les rend parfois irrésistibles.
Mazelli, cependant, eut l’air tout à coup de prendre de l’avantage. Il semblait devenu plus intime avec elle, comme si un accord secret se fût établi entre eux. En lui parlant, il jouait légèrement avec son ombrelle et avec un ruban de sa robe, ce qui semblait à Paul une sorte d’acte de possession morale, et l’exaspérait à lui donner envie de souffleter l’Italien.
Mais un jour, dans la maison du père Oriol, alors que Brétigny causait avec Louise et Gontran, tout en surveillant du regard Mazelli contant, à voix basse, à Charlotte des choses qui la faisaient sourire, il la vit soudain rougir avec un air si troublé qu’il ne put douter une seconde que l’autre n’eût parlé d’amour. Elle avait baissé les yeux, ne souriait plus, mais écoutait toujours ; et Paul, se sentant prêt à faire un éclat, dit à Gontran :
— Tu serais bien gentil de sortir cinq minutes avec moi.
Le comte s’excusa près de sa fiancée et suivit son ami.
Dès qu’ils furent dans la rue, Paul s’écria :
— Mon cher, il faut à tout prix empêcher ce misérable Italien de séduire cette enfant qui est sans défense contre lui.
— Que veux-tu que j’y fasse, moi ?
— Que tu la préviennes de ce qu’est cet aventurier.
— Hé, mon cher, ces choses-là ne me regardent pas.
— Enfin, elle sera ta belle-sœur.
— Oui, mais rien ne me prouve absolument que Mazelli ait sur elle des vues coupables. Il est galant de la même façon avec toutes les femmes, et il n’a jamais rien fait ou rien dit d’inconvenant.
— Eh bien si tu ne veux pas t’en charger, c’est moi qui l’exécuterai, bien que cela me regarde moins que toi assurément.
— Tu es donc amoureux de Charlotte ?
— Moi ?… non… mais je vois clair dans le jeu de ce gredin.
— Mon cher, tu te mêles de choses délicates… et… à moins que tu n’aimes Charlotte… ?
— Non… je ne l’aime pas… mais je fais la chasse aux rastaquouères, voilà…
— Puis-je te demander ce que tu comptes faire ?
— Gifler ce gueux.
— Bon, le meilleur moyen de le faire aimer d’elle. Vous vous battrez, et soit qu’il te blesse, soit que tu le blesses, il deviendra pour elle un héros.
— Alors que ferais-tu ?
— À ta place ?
— À ma place.
— Je parlerais à la petite, en ami. Elle a grande confiance en toi. Eh bien, je lui dirais simplement, en quelques mots, ce que sont ces écumeurs de société. Tu sais très bien dire ces choses-là. Tu as de la flamme. Et je lui ferais comprendre : 1º pourquoi il s’est attaché à l’Espagnole ; 2º pourquoi il a essayé le siège de la fille du professeur Cloche ; 3º pourquoi, n’ayant pas réussi dans cette tentative, il s’efforce, en dernier lieu, de conquérir Mlle’ Charlotte Oriol.
— Pourquoi ne fais-tu pas cela, toi, qui seras son beau-frère ?
— Parce que… parce que… à cause de ce qui s’est passé entre nous… voyons… je ne peux pas.
— C’est juste. Je vais lui parler.
— Veux-tu que je te ménage un tête-à-tête tout de suite ?
— Mais oui, parbleu.
— Bon, promène-toi dix minutes, je vais enlever Louise et le Mazelli, et tu trouveras l’autre toute seule en revenant.
Paul Brétigny s’éloigna du côté des gorges d’Enval, cherchant comment il allait commencer cette conversation difficile.
Il retrouva Charlotte Oriol seule, en effet, dans le froid salon, peint à la chaux, de la demeure paternelle ; et il lui dit, en s’asseyant près d’elle :
— C’est moi, Mademoiselle, qui ai prié Gontran de me procurer cette entrevue avec vous.
Elle le regarda de ses yeux clairs :
— Pourquoi donc ?
— Oh ! Ce n’est pas pour vous conter des fadeurs à l’italienne, c’est pour vous parler en ami, en ami très dévoué qui vous doit un conseil.
— Dites.
Il prit la chose de loin, s’appuya sur son expérience à lui et sur son inexpérience à elle, pour amener tout doucement des phrases discrètes mais nettes sur les aventuriers qui cherchent partout fortune, exploitant, avec leur habileté professionnelle, tous les êtres naïfs et bons, hommes ou femmes, dont ils exploraient les bourses et les cœurs.