Elle était devenue un peu pâle et l’écoutait, sérieuse, de toutes ses oreilles.
Elle demanda :
— Je comprends et je ne comprends pas. Vous parlez de quelqu’un, de qui ?
— Je parle du Docteur Mazelli.
Alors elle baissa les yeux et demeura quelques instants sans répondre, puis d’une voix qui hésitait :
— Vous êtes si franc, que je ferai comme vous. Depuis… depuis le… depuis le mariage de ma sœur, je suis devenue un peu moins… un peu moins bête ! Eh bien, je me doutais déjà de ce que vous me dites… et je m’amusais toute seule à le voir venir.
Elle avait relevé son visage, et, dans son sourire, dans son regard fin, dans son petit nez retroussé, dans l’éclat humide et luisant de ses dents apparues entre ses lèvres, tant de grâce sincère, de malice gaie, d’espièglerie charmante apparaissaient, que Brétigny se sentit emporté vers elle par un de ces élans tumultueux qui le jetaient éperdu de passion aux pieds de la dernière aimée. Et son cœur exultait de joie, puisque Mazelli n’était point préféré. Il avait donc triomphé, lui !
Il demanda :
— Alors, vous ne l’aimez pas ?
— Qui ? Mazelli ?
— Oui.
Elle le regarda avec des yeux si chagrins qu’il se sentit bouleversé, il balbutia d’une voix suppliante :
— Eh… vous n’aimez… personne ?
Elle répondit, le regard baissé :
— Je ne sais pas… J’aime les gens qui m’aiment.
Il saisit soudain les deux mains de la jeune fille et, les baisant avec frénésie, dans une de ces secondes d’entraînement où la tête s’affole, où les mots qui sortent des lèvres viennent de la chair soulevée plus que de l’esprit égaré, il balbutia :
— Moi ! Je vous aime, ma petite Charlotte, moi, je vous aime !
Elle dégagea bien vite une de ses mains et la lui posa sur la bouche en murmurant :
— Taisez-vous… Je vous en prie, taisez-vous !… Cela me ferait trop de mal si c’était encore un mensonge.
Elle s’était dressée ; il se leva, la saisit dans ses bras, et l’embrassa avec emportement.
Un bruit subit les sépara ; le père Oriol venait d’entrer et il les regardait effaré. Puis il cria :
— Ah bougrrre ! ah bougrrre !… ah bougrrre !… de chauvage… !
Charlotte s’était sauvée ; et les deux hommes restèrent face à face.
Paul, après quelques instants de détresse, essaya de s’expliquer.
— Mon Dieu… Monsieur… je me suis conduit… il est vrai… comme un…
Mais le vieux n’écoutait pas ; la colère, une colère furieuse, le gagnait et il avançait sur Brétigny, les poings fermés, en répétant :
— Ah ! bougrrre de chauvage…
Puis, quand ils furent nez à nez, il le saisit au collet de ses deux mains noueuses de paysan. Mais l’autre, aussi grand, et fort de cette force supérieure que donne la pratique des sports, se débarrassa par une seule poussée de l’étreinte de l’Auvergnat, et le collant au mur :
— Écoutez, père Oriol, il ne s’agit pas de nous battre, mais de nous entendre. J’ai embrassé votre fille, c’est vrai… Je vous jure que c’est la première fois… et je vous jure aussi que je veux l’épouser.
Le vieux, dont la fureur physique était tombée sous le choc de son adversaire, mais dont la colère ne se calmait point, bredouillait :
— Ah ! Ch’est cha ! On vient voler cha fille, on veut chon argent… Bougrrre de trompeur…
Alors, tout ce qu’il avait sur le cœur s’échappa en paroles nombreuses et désolées. Il ne se consolait pas de la dot promise à l’aînée, de ses vignes allant aux mains de ces Parigiens. Il soupçonnait à présent la misère de Gontran, l’astuce d’Andermatt et, oubliant la fortune inespérée que le banquier lui apportait, il répandait sa bile et toute sa rancune secrète contre ces malfaisants qui ne le laissaient plus dormir en paix.
On eût dit qu’Andermatt, sa famille et ses amis, venaient chaque nuit le dévaliser, lui voler quelque chose, ses terres, ses sources et ses filles.
Et il jetait ses reproches dans la figure de Paul, l’accusant aussi d’en vouloir à son bien, d’être un fripon, de prendre Charlotte pour avoir ses champs.
L’autre, impatienté bientôt, lui cria sous le nez :
— Mais je suis plus riche que vous, nom d’un chien de vieille bourrique. Je vous en donnerais, de l’argent…
Le vieux se tut, incrédule mais attentif, et d’une voix apaisée, il recommença ses récriminations.
Paul, à présent, répondait, s’expliquait ; et, se croyant lié par cette surprise dont il était seul coupable, proposait d’épouser, sans réclamer la moindre dot.
Le père Oriol secouait sa tête et ses oreilles, faisait répéter, ne comprenait pas. Pour lui, Paul était encore un sans-le-sou, un cache-misère.
Et, comme Brétigny exaspéré lui hurlait dans le nez :
— Mais j’ai plus de cent vingt mille francs de rentes, vieux crétin. Entendez-vous ?… trois millions !
L’autre demanda tout à coup :
— L’écririez-vous, cha, chur un papier ?
— Mais oui, je l’écrirais !
— Et vous le chigneriez ?
— Mais oui, je le signerais !
— Chur un papier de notaire ?
— Mais oui, sur un papier de notaire !
Alors, se levant, il ouvrit son armoire, en tira deux feuilles marquées du timbre de l’État et, cherchant l’engagement qu’Andermatt, quelques jours auparavant, avait exigé de lui, il rédigea une bizarre promesse de mariage où il était question de trois millions garantis par le fiancé, et au bas de laquelle Brétigny dut apposer sa signature.
Quand Paul se retrouva dehors, il lui sembla que la terre ne tournait plus dans le même sens. Donc, il était fiancé malgré lui, malgré elle, par un de ces hasards, par une de ces supercheries des événements qui vous ferment toute issue. Il murmurait :
— Quelle folie !
Puis il pensa : « Bah ! Je n’aurais pu trouver mieux, peut-être, par le monde entier. » Et il se sentait joyeux, au fond du cœur, de ce piège de la destinée.
VI
La journée du lendemain s’annonça mal pour Andermatt. En arrivant à l’établissement des bains, il apprit que M. Aubry-Pasteur était mort, dans la nuit, d’une attaque d’apoplexie, au Splendid Hotel. Outre que l’ingénieur lui était très utile par ses connaissances, son zèle désintéressé et l’amour dont il s’était pris pour la station du Mont-Oriol qu’il considérait un peu comme sa fille, il était fort regrettable qu’un malade, venu pour combattre une tendance congestive, mourût justement de cette manière, en plein traitement, en pleine saison, au début du succès de la ville naissante.
Le banquier, fort agité, allait et venait dans le cabinet de l’inspecteur absent, cherchait les moyens d’attribuer une autre origine à ce malheur, imaginait un accident, une chute, une imprudence, la rupture d’un anévrisme ; et il attendait avec impatience l’arrivée du Docteur Latonne, afin que le décès fût adroitement constaté sans qu’aucun soupçon pût s’éveiller sur la cause initiale de l’accident.