Quand cette torture s’affaiblissait quelques instants, quand les déchirures de son corps laissaient renaître sa raison, une pensée alors se plantait dans son âme, plus cruelle, plus aiguë, plus épouvantable que la douleur physique : il aimait une autre femme et il allait l’épouser.
Et pour que cette morsure qui lui rongeait la tête s’apaisât de nouveau, elle s’efforçait de réveiller le supplice atroce de sa chair ; elle agitait son flanc, elle remuait ses reins ; et quand la crise recommençait, au moins elle ne songeait plus.
Pendant quinze heures elle fut ainsi martyrisée, tellement broyée par la souffrance et le désespoir qu’elle désirait expirer, qu’elle s’efforçait de mourir dans ces spasmes qui la tordaient. Mais, après une convulsion plus longue et plus violente que les autres, il lui sembla que tout le dedans de son corps s’échappait d’elle tout à coup ! Ce fut fini ; ses douleurs se calmèrent comme des vagues qui s’apaisent ; et le soulagement qu’elle éprouva fut si grand que son chagrin lui-même demeura quelque temps engourdi. On lui parlait, elle répondait d’une voix très lasse, très basse.
Soudain le visage d’Andermatt se pencha vers le sien et il dit :
— Elle vivra… elle est presque à terme… C’est une fille…
Christiane ne put que murmurer :
— Ah ! Mon Dieu !
Donc elle avait un enfant, un enfant vivant, qui grandirait… un enfant de Paul ! Elle eut envie de se remettre à crier, tant ce nouveau malheur lui meurtrissait le cœur. Elle avait une fille ! Elle n’en voulait pas !… Elle ne la verrait point !… elle ne la toucherait jamais !
On l’avait recouchée, soignée, embrassée ! Qui ? Son père et son mari sans doute ? Elle ne savait pas. Mais lui, où était-il ? Que faisait-il ? Comme elle se serait sentie heureuse, à cette heure-là, s’il l’eût aimée !
Le temps passait, les heures se suivaient sans qu’elle distinguât même le jour de la nuit, car elle sentait seulement la brûlure de cette pensée : il aimait une autre femme.
Tout à coup elle se dit : « Si ce n’était pas vrai ?… Comment n’aurais-je pas su plus tôt son mariage, moi, avant ce médecin ? »
Puis elle réfléchit qu’on le lui avait caché. Paul avait pris soin qu’elle ne l’apprît pas.
Elle regarda dans sa chambre pour voir qui était là. Une femme inconnue veillait près d’elle, une femme du peuple. Elle n’osa pas l’interroger. À qui pourrait-elle donc demander cette chose ?
Soudain la porte fut poussée. Son mari entrait sur la pointe des pieds. Lui voyant les yeux ouverts, il s’approcha.
— Tu vas mieux ?
— Oui, merci.
— Tu nous as fait bien peur depuis hier. Mais voilà le danger passé ! À ce propos je suis tout à fait dans l’embarras à ton sujet. J’ai télégraphié à notre amie, Mme Icardon, qui devait venir pour tes couches, en la prévenant de l’accident et en la suppliant d’arriver. Elle est auprès de son neveu, atteint de la fièvre scarlatine… Tu ne peux pourtant pas rester sans personne auprès de toi, sans une femme un peu… un peu… convenable… Alors une dame d’ici s’est offerte pour te soigner et te tenir compagnie tous les jours, et, ma foi, j’ai accepté. C’est Mme Honorat.
Christiane se souvint soudain des paroles du Docteur Black ! Un soubresaut de peur la secoua ; et elle gémit :
— Oh non… non… pas elle… pas elle !…
William ne comprit pas et reprit :
— Écoute, je sais bien qu’elle est fort commune, mais ton frère l’apprécie beaucoup ; elle lui a été très utile ; et puis on prétend que c’est une ancienne sage-femme qu’Honorat a connue près d’une malade. Si elle te déplaît par trop je la congédierai le lendemain. Essayons toujours. Laisse-la venir une fois ou deux.
Elle se taisait, songeant. Un besoin de savoir, de savoir tout, entrait en elle si violent que l’espérance de faire bavarder cette femme elle-même, de lui arracher une à une les paroles qui déchireraient son cœur, lui donnait envie à présent de répondre : « Va… va la chercher tout de suite… tout de suite… Va donc ! »
Et à ce désir irrésistible de savoir, s’ajoutait aussi un étrange besoin de souffrir plus fort, de se rouler sur son malheur comme on se roulerait sur des ronces’ un besoin mystérieux, maladif, exalté de martyre appelant la douleur.
Alors elle balbutia :
— Oui, je veux bien, amène-moi Mme Honorat.
Puis, tout à coup, elle sentit qu’elle ne pourrait pas attendre plus longtemps sans être sûre, bien sûre de cette trahison ; et elle demanda à William d’une voix faible comme un souffle :
— Est-ce vrai que M. Brétigny se marie ?
Il répondit tranquillement :
— Oui, c’est vrai. On te l’aurait annoncé plus tôt si on avait pu te parler.
Elle dit encore :
— Avec Charlotte ?
— Avec Charlotte.
Or William avait, lui aussi, une idée fixe qui déjà ne le quittait plus : sa fille, à peine vivante encore, et qu’il venait regarder à tout instant. Il s’indigna que la première parole de Christiane n’eût pas réclamé l’enfant ; et, d’un ton de doux reproche :
— Eh bien, voyons, tu n’as pas encore demandé la petite ? Tu sais qu’elle se porte très bien ?
Elle tressaillit comme s’il eût touché une plaie vive ; mais il lui fallait bien passer par toutes les stations de ce calvaire.
— Apporte-la, dit-elle.
Il disparut au pied du lit, derrière le rideau, puis il revint, la figure illuminée d’orgueil et de bonheur, et tenant en ses mains, d’une façon maladroite, un paquet de linge blanc.
Il le posa sur l’oreiller brodé, près de la tête de Christiane qui suffoquait d’émotion, et il dit :
— Tiens, regarde si elle est belle !
Elle regarda.
Il maintenait écartées, avec deux doigts, les dentelles légères dont était voilée une petite figure rouge, si petite, si rouge, aux yeux fermés, et dont la bouche remuait.
Et elle songeait, penchée sur ce commencement d’être : « C’est ma fille… la fille de Paul… Voilà donc ce qui m’a fait tant souffrir… Cela… cela… cela… c’est ma fille !… »
Sa répulsion pour l’enfant dont la naissance avait si férocement déchiré son pauvre cœur et son tendre corps de femme venait soudain de disparaître ; elle le contemplait maintenant avec une curiosité ardente et douloureuse, avec un étonnement profond, un étonnement de bête qui voit sortir d’elle son premier-né.
Andermatt s’attendait à ce qu’elle le caressât avec passion. Il fut encore surpris et choqué, et demanda :
— Tu ne l’embrasses pas ?
Elle se pencha tout doucement vers le petit front rouge ; et à mesure qu’elle approchait ses lèvres, elle les sentait attirées, appelées par lui. Et quand elle les eut posées dessus, quand elle le toucha, un peu moite, un peu chaud, chaud de sa propre vie, il lui sembla qu’elle ne les pourrait plus retirer, ses lèvres, de cette chair d’enfant, qu’elle les y laisserait toujours.