Bon, très bien, je te retourne à Sirella. La laisse reprendre souffle et conscience, se dévolcaner le frifri. Au repos, celui-ci ressemble à une mygale avec son opercule amovible.
Mais bon, je vais lui repartir à l’assaut. Les overdoses, tu sais où ça conduit ?
Elle soupire :
— Dieu, comme je vous aime !
Ce qui fait qu’on boucle la boucle, revenant très exactement à notre point de départ.
— En ce cas, mon amour, dites-moi le secret qui vous brûle les lèvres.
— C’est comme un présent que je voudrais vous faire, soupire-t-elle, comprenez-vous ?
— Je sais tout sur le besoin de donner, assuré-je.
— Pourtant, en vous parlant, je vais commettre une trahison.
Je souris. Achtung ! Il faut jouer serré. Pas quitter le manomètre des yeux, comme pour l’atterrissage de tout à l’heure.
— Les règles les plus élémentaires de la Chevalerie me poussent à vous dire qu’en ce cas il ne faut pas parler, mais celles de la curiosité m’incitent à vous presser, au contraire. Faites donc comme vous sentez, ma chérie. Nos actes nous précèdent, c’est nous qui les suivons.
Belle phrase, creuse comme une flûte, mais qui, tout comme la flûte, émet des sons charmeurs. Elle est sensible à sa musique.
— Alors, usons d’un subterfuge, dit-elle. Je ne vais pas vous dire la vérité, mais vous allez la deviner ; d’ailleurs vous la pressentez déjà plus ou moins.
Voilà, elle a trouvé le moyen terme, celui qui lui permettra de tout me dire sans trop tarabuster sa dignité. Trahison indirecte : c’est moi qui. Elle se contentera de dire « Vous brûlez », ou bien « Vous gelez ».
Jeu cruel ! Combien de gars l’ont payé de leur vie ?
Une tristesse sombre comme l’arrivée d’un ciel d’orage sur l’orangeraie m’atténue. J’ai l’impression d’être en manque d’une partie de moi-même. Je me fais défaut. Allez, l’artiste, secoue-toi, tu es en service commandé malgré tes baiseries à répète !
— J’ai droit à combien de questions, ma belle vorace ?
— Quatre, pas une de plus. Si en quatre questions vous n’avez pas trouvé, je ne vous dirai rien.
Elle paraît déterminée. Ça y est, je lui ai déniché le compromis qui la met à son aise. Tu veux parier que si je trouve, elle aura ensuite l’impression que la chose a été fortuite et gardera « sa conscience pour soi » ?
— Première question, j’ai vu juste en affirmant que vous avez tiré sur votre époux sur commande ?
— Oui.
Je réfléchis.
— Ce sont les services secrets britanniques qui vous ont téléguidée ?
— Oui. Vous n’avez plus droit qu’à deux questions, prenez garde.
Un jeu, te dis-je. Pareils à des enfants, a écrit Marc Bernard. Oui : pareil à un enfant, toujours, l’homme. Toute sa vie, jusqu’au rivage extrême, il joue aux billes ou à la poupée. C’en est chialant. Moi, le voir si pitoyable, avec ses hochets, présidences, bicornes, décorations, me fend le cœur un peu plus chaque jour. J’en ai l’âme qui se lézarde de ce trop-plein d’ingénuité. Pourquoi ils s’achètent pas des ballons au lieu de guigner les honneurs ? Un vélo, ça lui ferait du bien, au lieu de palabrer, déclamer ses « Mes chers amiiiis… C’est un grand tonneur pour moi… En ma qualité de… »
En sa qualité de quoi ? Réponds ! De trou de balle ? De connard ? De dégueulasse ? De putréfactieux ? De sodomisé ? De cocu ? De sous-merde ? En sa qualité d’imparfait ? En sa qualité de médiocre-à-temps-complet ? Et de lutter contre le flot inexorable, cramponné à la bouée dorée. Pas moi ! Pas moi ! Je suis chevalier de ceci, vice-président de cela ! Me faites pas ça : j’appartiens ! Vous entendez ? J’appartiens ! Holà ! Seigneur, arrête ! J’appartiens, nom de Toi ! J’appartiens ! J’appar… Flaofff ! Dans le cul-la-balayette ! Il appartenait, il appartient toujours. Appartient à ce qui n’est plus, au monde étrange de ce qui n’est plus du tout, et qui ne sera plus, au monde sournois de ce qui n’a plus d’importance que ça ait été. Au monde terrifiant de ce qui a été juste pour dire, un moment, un projet de moment bouffé par d’autres moments avant que d’avoir pu s’épanouir.
Et donc, je vais devoir poser ma troisième et avant-dernière question à dame Sirella la Baiseuse. La belle au tablier de sapeur (et sans reproche). Bien l’articuler, qu’elle soit payante, fasse progresser le schmilblick.
Je résume : elle reconnaît que les services britiches lui ont ordonné d’assassiner son mari. Distraitement, je formule la troisième question, impulsivement, sans réfléchir :
— Vous avez déjà travaillé pour ces messieurs ?
— Non. Plus qu’une. J’ai l’impression que vous avez brûlé vos cartouches un peu vite, Antoine ?
— Ça se peut.
Je re-résume : elle reconnaît que les services britannouilles lui ont ordonné d’assassiner son vieux alors qu’elle n’avait jamais travaillé pour eux.
— Je demande un temps mort avant d’y aller de ma dernière question, ma jolie darling, O.K. ?
— Bien sûr.
Je vide un gorgeon de champ’. On a eu raison de le laisser dans son seau de glace. Il est dûment frappé. Un vrai bonheur. Le champagne, je ne l’apprécie que dans un pays de chaleur, au soleil. Seule ombre au tableau de service de ma satisfaction : j’ai horreur de le boire dans des flûtes. Je ne suis pas du fait dont on boit les flûtes. L’idéal, c’est de l’écluser dans un verre à bière, comme s’il s’agissait d’un demi pression. Alors, là, oui, j’opine.
Quatrième question ?
Je vais à la fenêtre. Dieu, ce que cette orangeraiecitronneraie est belle ! Et l’Atlas, au loin, découpé comme un fabuleux château fort en ruine. Il fait doux comme un ventre de femme aimée. Je ferme les yeux. Sirella est-elle un monstre ? A coup sûr pas. Or, il faut être un monstre pour tuer un homme — fût-il son époux — sur commande.
Je me retourne.
— Voici ma quatrième question, Sirella : avez-vous assassiné Adam ?
Son visage s’éclaire.
— Non, répond-elle. Bravo ! Vous avez gagné !
DES CONS TRACTÉS
DÉCONTRACTÉS
L’émir Kohnar occupe une table ronde à laquelle il est assis tout seul, comme un grand (de ce monde), car la puissance et la richesse exilent ceux qui les détiennent. L’un de ses domestiques privés se tient debout derrière lui, parachevant le service des loufiats de l’hôtel Mâ-Kâch. C’est lui qui sert le thé à son maître, transvasant le liquide pâle de la théière au petit verre garni d’une feuille de menthe, en tenant les deux récipients à plus d’un mètre de distance, ce qui occasionne un jet mousseux comme un pissat de cheval. Noble figure, décidément, que celle de ce monarque déchu. La lenteur de ses gestes est celle d’un officiant pénétré de sa mission spirituelle. Kohnar le Constipé bouffe sa tagine de poulet comme l’archevêque de « Quand-t’es-beurré » (Béru dixit) dit la messe.
Nous nous arrangeons pour avoir la table la plus proche de lui, Sirella et moi. Un bifton judicieusement glissé au maître d’hôtel nous vaut cette insigne faveur. Une brise parfumée fait bouger les rideaux de la salle, somptueuse avec ses mosaïques, ses tables incrustées de nacre, ses immenses aiguières de cuivre ciselé. Trois musicos en costumes nationaux jouent de la petite flûte, de la courgette et du potiron à cordes. Ça crée un climat virgilien, et t’as qu’à fermer les châsses pour voir trottiner un troupeau de moutons au bord de la mer.