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J’arque mollement par les rues surpeuplées. Des enfants m’assaillent pour un petit coup de manche. Je leur souris, sans rien leur attriquer, biscotte si tu te mets à lâcher ton carbure, c’est toute la ville et ses banlieues qui te tombent sur le poil ensuite.

— Hep ! Tonio !

Je me détronche.

Posés sur le trottoir, voici l’inévitable Eloi Dutalion et sa morille desséchée. Il n’est plus fringué en drapeau espagnol, ayant revêtu pour le soir une chemise écossaise et un gilet de laine bleue car on sait se sabouler dans la Rousse. Sa mégère est en robe grise et jaquette noire, avec un camée de chez Léon pour fermer son col. Son vaste sac à main en croco synthétique est accroché à l’un de ses ailerons.

— Monsieur le commissaire drague ? ricane Dutalion.

— Penses-tu, j’ai école.

— Le monde est petit, croit devoir faire observer mon ancien moniteur.

— Ce serait plutôt que le centre de Marrakech est moins grand que celui de New York, rectifié-je.

Eloi tente de sortir une cousue d’un étui, mais avec sa maladie de Parkinson, il n’arrive même pas à ouvrir l’étui.

— Non, tu as suffisamment fumé ! glapit sa vieille comme un crissement de patin à glace.

— La dernière, pour fêter notre rencontre ! plaide Dutalion.

— On se rencontre à tout bout de champ ! riposte mémère en enfouissant les sèches dans la vague de son fossile.

Eloi sourit, gêné.

— T’as vu ma petite Poupette, comme elle veille sur la santé de son bonhomme ! jubile-t-il.

— Une fée ! dis-je, convaincu, en pensant très fort à celle qui s’appelle Carabosse.

— A propos de rencontre, enchaîne mon ancien prof, tu sais qui je viens d’apercevoir, au comptoir d’un bar, dans cette rue, là, à gauche ?

— Dis-me-le toujours.

— Tu as connu Beau-Marle, ce hareng de Pigalle qu’on appelait aussi « Le Mondain ». Il avait quitté son établi à la suite d’une fâcheuse histoire avec une de ses gagneuses qu’il avait punie un peu trop fort puisqu’elle en était morte. Manque de bol, un chauffeur de taxi avait assisté à la scène et Beau-Marle a dû s’emporter toutes affaires cessantes ; personne ne savait plus ce qu’il était devenu.

Je réfléchis.

— Oui, j’ai dû avoir vent de l’anecdote, conviens-je, mais c’est vieux, non ?

— Une quinzaine de piges. Moi je l’avais connu avant de faire moniteur de tir, à l’époque j’appartenais au commissariat de la rue Entremaque. Ce grand fripon est ici, bistrotier, faut pas s’en faire, non ?

— Il y a prescription, je soupire. Chacun son lot, Eloi. Chacun arrange sa petite vieillesse qui se pointe à pas de gueuse.

— Tu viens, oui, ou tu racontes ta vie ? mélodise la dame Dutalion.

Je leur serre la louche.

— A très vite, plaisanté-je, on est faits pour se rencontrer.

Le couple reprend sa déambulation parmi la population indigène. Eloi sucre à en perdre ses dix doigts avec les pouces. Bobonne serre fort son grand sac contre son flanc étique. L’attelage reprend sa marche dolente en direction de la tombe. Faut laisser le temps s’arranger de nous. On n’a qu’à suivre en regardant les vitrines. Dans le fond, c’est pratique, moi je trouve.

L’ambiance est épaisse comme les moufles d’un épileur de poils de cul groenlandais travaillant en plein air.

Peu de trèpe, mais de la clientèle triée sur le volet. Pas un des clilles qui n’ait un casier judiciaire long comme le rouleau de papier hygiénique du petit glandu de la téloche qui va chercher sa vioque à l’autre bout de l’appartement pour se faire torchonner le joufflu. Tous ne sont pas franchouillards, certes, il y a là des Nordafs, des Ritals, des Espingoins, des Grecs et même des saurets venus de plus loin ; mais tous font partie de la grande friponnerie méditerranéenne.

Quelle fantaisie m’a poussé à venir écluser un gorgeon dans cet estaminet signalé par Saint-Eloi-la-Tremblote ? Pourquoi ce besoin, tout à coup, de chercher un quart d’heure de paix dans le rade d’un barbe de Pigalle expatrié ? Il m’a mis le roteux à la bouche, Dutalion, avec son histoire de Beau-Marle. C’est physique, ces choses. Il suffit d’un air de musique pour te donner envie de revoir un pays ou un individu. La chasse aux sensations, quelle aventure ! L’odeur d’un instant ! La qualité d’un bruit ! Une certaine lumière vacillante, à peine entrevue. Le contact inattendu d’un objet ! Et nous voilà l’esprit en escalade, l’âme en chamade ! La poésie pissant de tous bords ; et des nostalges à en rendre gorge une fois pour toutes.

Je me sens soudainement bien, dans ce bar interlope ; à l’aise parmi les barbiquets fréquentant l’endroit. Je retrouve l’ambiance secrète, un peu forcée, de certains vieux films des années 30, dans lesquels les acteurs en remettaient à outrance, jouaient faux, croyant faire naturel. Ici aussi, on donne la représentation. Messieurs les hommes de Marrakech friment sans vergogne. Se composent des mines patibulaires, des expressions mauvaises, des attitudes hyper-dégagées, vachement contraignantes à tenir. Et c’est tout cela qui est plaisant. Ça pue le décor de studio époque Berthomieu. Ça poisse sur vaporisation avant la prise. On attend presque que quelqu’un gueule « Coupez ! », pour qu’il y ait la grosse détente, le relâchement immédiat et que des machinos, des électros et autres techniciens investissent le plateau afin de préparer le plan suivant.

Beau-Marle est à son rade. Soixante balais, le cheveu gris bleuté frisotté, la tête allongée, l’œil lourd de tous les sous-entendus. Il a gardé la ligne, le Mondain, et continue de se sabouler milord : costar anthracite à rayures argentées, chemise rose pâle, cravate bordeaux, pochette ébouriffée de la même couleur. Je parierais pour des tatanes en croco pur alligator et des chaussettes de soie.

Assisté d’un loufiat marocain, il en installe derrière son comptoir, servant ses clilles préférés, échangeant des plaisanteries de-ci, de-là, rendant la mornifle pour établir sa souveraineté.

Je me colle au virage du zinc, là qu’il existe un no man’s land, comme on dit en France.

— Une coupe de roteux ! lancé-je au barman.

— Blanc ou rosé ?

— Si le rosé est bon, je suis preneur.

Le Mondain ne met pas longtemps à me retapisser. Son regard farfouilleur bute sur ma pomme comme celui d’une grosse mouche verte sur un colombin frais tiré. Il cherche à me situer. Gueule inconnue : il se gaffe, le Beau-Marle. Appartiens-je au mitan ou à la poulaille ? A moins que je ne sois seulement un touriste fourvoyé, mais franchement, il incline pas pour.

Je gorgeonne la coupe de champ’. Bien frappé, un tantisoit éventé, mais sans gros dommage.

Comment arrangent-ils la suite de l’historiette, les deux Anglais blessés ? Tu crois qu’il va en réchapper, Adam, de cette fâcheuse ablation ? La nana, quant à elle, préviendra-t-elle la police marocaine ? Peu probable. Ils n’ont pas envie de créer le gros pet à Marrakech. Sans doute alerteront-ils le consulat et messieurs les Rosbifs aviseront pour ce qui est d’écraser le gag.

— Une autre ! ordonné-je au serveur.

Les converses se font moins chaleureuses autour de moi. Ma présence rompt le charme.

Lorsque le loufiat remplit mon godet, je lui murmure :

— Je peux dire deux mots au patron ?

Il ne répond pas, mais je le vois chuchoter à l’oreille du Mondain. Beau-Marle prend tout son temps, bien m’assurer qu’il est le maître à bord et qu’il me pisse à la raie. Il se permet deux trois boutades avec un faisan grêlé qui ressemble à la face connue de la pâlotte, genre « Mer des Félicités ». Enfin, s’étant versé un scotch-grenadine-citron, il se laisse dériver en fond de rade, son verre en pogne.

Il pose un coude sur sa main ouverte et demande :