— On se connaît ?
Montrant bien par cette question qu’il est convaincu du contraire et que, partant, je peux foncer me faire aimer chez les Grecs.
— Moi je vous connais de réputation, lui dis-je avec un beau sourire tellement loyal qu’on l’embaucherait dare-dare chez Barnum pour servir de partenaire à un clown blanc.
J’ajoute :
— J’étais jeune commissaire frais émoulu quand vous avez donné ce gala d’adieu à Rita-la-Jolie, ce qui vous a contraint à prendre l’air.
Il me file une z’œillée vénéneuse, avec quelques gouttes d’angustura.
— C’est Ici-Paris qui vous envoie ?
— Il y a un quart d’heure j’ignorais encore que vous fussiez établi ici.
Mon subjonctif ciré au polish ne lui fait pas plus d’effet que le berlingot de sa première gagneuse.
— Et alors ?
— Je travaille pour le compte du gouvernement français avec des mecs de haut étiage et j’aurais besoin d’un coup de main occulte. J’ai pas dit d’un coup de pied au cul. Pour me rendre ce service, deux conditions sont requises : être français et pas se montrer trop à cheval sur les… heu… convenances. S’il n’y avait à remplir que la première condition, je pourrais m’adresser à notre consulat, seulement il y a la seconde, ça c’est la question à mille balles et ça se bouscule pas pour répondre « présent ». Bref, il me faut des hommes : des vrais ; on peut causer ou si je demande mon ticket de bar ?
Ainsi pris à partie, le Mondain renifle un petit coup.
— On peut voir vos fafs ? demande-t-il.
— Nature, mais vous ne croyez pas qu’avec le mot qui s’étale en tête de ma brème, vos clients à l’œil fureteur vont se payer la dysenterie du siècle ?
Beau-Marle admet tacitement le bien-fondé.
— Allez m’attendre devant les chiches, je passe par l’immeuble voisin et je vais délourder la porte du « Privé ».
Un vilain à cravate jaune paille quitte les gogues en se replaçant Coquette dans l’écrin. Civilisé, il va se laver les pattounes au lavabo et donner un petit coup de peigne dans sa belle chevelure calamistrée à l’huile d’olive. La porte marquée « Privé » s’ouvre sur mister Beau-Marle. Je pénètre dans un vestibule tendu de feutrine bleu roi. Le vilain à la cravate jaune entre derrière moi d’autor. Au regard qu’il échange avec le Mondain, je pige que tout ça est prévu, correct. Beau-Marle est un gars précautionneux, ce qui lui a permis de franchir la soixantaine sans trop d’encombres et d’espérer doubler le cap des quatre-vingts carats qui est à la géographie humaine ce que celui de Bonne Espérance était à Magellan.
Le taulier nous conduit jusque dans un salon un peu m’as-tu-maté ? réalisé par un décorateur pour grands ensembles dits de haut standinge. Le mauvais goût n’atteint pas au kitch par manque de profusion ; c’est sobrement merdique, mais ça doit impressionner une chiée de pégreleux.
— Papiers ! demande Beau-Marle avec l’autorité sèche d’un policier des frontières.
Je lui tends mon portefeuille. Il va s’asseoir pour l’explorer consciencieusement. Carte professionnelle, permis de conduire, brème d’identité, fats de Sécu, tout est conforme.
— Bon, je peux chanter ma romance, ou si on attend encore du monde ? lui demandé-je.
— Allez-y, mais en commençant par moi.
— C’est-à-dire ?
— Pourquoi venez-vous me trouver, moi ?
— L’occase, le hasard, vous allez piger.
Et je leur narre succinctement ce que contiennent les captivants chapitres précédents, sans omettre l’intervention d’Eloi Dutalion. Ce nom arrache un vague sourire à Beau-Marle.
— Je l’ai connu, il jouait les Zorro à Pigalle avant d’écrémer son enveloppe.
Je ne souligne pas cette grave atteinte à l’honorabilité d’Eloi-la-grelotte, sachant combien les hommes sont faillibles et en butte aux tentations.
Un léger mouvement s’opère dans le fond du salon, au creux d’une bergère revêtue de soie moirée dans les tons bleu pastel passé ; sur l’instant, je crois à la présence d’un cador, mais en y regardant plus attentivement, je découvre une toute petite vieille, au moins nonagénaire, enfouie dans les coussins comme une datte desséchée collée au fond de son paquet. Elle en a presque la couleur, ses rares cheveux blancs formant moisissure.
Elle égrène un chapelet à gros grains (béluga) en laissant quimper son regard délavé dans un infini brumeux.
— Madame votre mère ? je demande à Beau-Marle.
— Ma grand-mère, rectifie-t-il.
Donc, cette personne avoisine le siècle.
— Compliments ! fais-je, sincèrement ému.
C’est beau, non, ce vieux sauret faisandé avec sa grand-maman ? L’humain conserve toujours ses droits. La pire fripouille garde une île où il reste lui-même.
Je reviens à mes moutonsss.
— Compte tenu des circonstances, accepteriez-vous de me donner un coup de main, c’est la France qui vous le demande.
— Ça consisterait en quoi, ce coup de main ?
— Deux ou trois mecs gonflés pour embarquer quelqu’un, et un endroit peinard où héberger ledit quelqu’un afin de bavarder avec lui en toute tranquillité.
Le Mondain hausse les épaules.
— Comme vous y allez ! Dites, le Maroc est une nation indépendante, et même une nation de pointe dans le Maghreb, avec à sa tête un roi moderne.
— D’accord, fais-je, ça c’est dans la notice du dépliant touristique, mais pour mes bidons, ça débouche sur quoi ?
— On n’est plus sous Lyautey, commissaire ; les étrangers dont je suis ont intérêt à se tenir tranquilles.
— C’est-à-dire à mitonner des arnaques bon teint dans ton boui-boui ? m’emporté-je. Pain de fesses, jeu clandestin, plus les sachets mignons vendus avec discernement ? Du père de famille, quoi ! Décidément, tu manques de toc, Beau-Marle. Ici, t’as biché l’esprit « Club Méditerranée ». Bien que je ne t’aie pas connu à l’époque, je te préférais au temps où tu corrigeais Rita-la-Jolie.
Il me défrime, très pâle, les lotos comme ceux d’un poisson mort depuis très longtemps.
— Bon, ben je crois qu’on s’est tout dit, commissaire, articule-t-il froidement.
— O.K., on s’est tout dit, et moi je t’ai trop dit.
Je lui décoche un sourire mélanco.
— Tu vois, on peut être de la Poule et se faire des berlues poétiques, gars. Croire aux durs au grand cœur prêts à voler au secours du pays, tout ça…
Et je me dirige vers la porte que la cravate jaune me tient ouverte.
A ce moment-là, une voix aigrelette sort de la bergère :
— Finfin !
C’est la centenaire qu’égosille.
— Oui, grand-mère ?
— Finfin, tu me fais honte ! T’es plus rien qu’un sac de nouilles à l’eau. Ton grand-père serait là, il claquerait ta gueule d’enviandé, petit con !
— Mais, grand-mère !
— La ferme ! glapit la mémé vénérable. Ah ! elle est bath, la descendance au Grand Louis. Un homme qui est tombé, les armes à la main, devant une agence du Crédit Lyonnais, et qui s’est fait allumer une cousue sur le trottoir en attendant l’ambulance. Putain, s’il te voit, de là-haut, mon homme, il doit regretter de s’être reproduit, merde ! Pour aboutir à des crevures pareil-les ! Je t’ai pourtant pas élevé commak, dis, Finfin ! Un gamin, que t’avais pas huit ans je t’avais déjà appris à tirer en valade. A quinze piges tu savais laver des chèques, craquer un coffiot, engourdir n’importe quelle chiotte, placer trois bastos dans un as de trèfle à quinze mètres !
« Partez pas, jeune homme ! Si ce découillé ne vous aide pas, je grelotte à un vieux pote de la famille ; Ambroise-le-Sergent. Il a passé les soixante-dix berges et il lui manque une paluche, mais il mettra l’autre à votre service si je lui demande. On finit mal le siècle, que voulez-vous. C’est le temps des mauviettes ! La patrie, y s’assoyent dessus, et leur courage, c’est de risquer dix thunes sur un bourrin le dimanche, aux courtines. Vivement que je crève pour ne plus voir cette misère ! »