— Envoyez-le au diable et venez avec moi, ami commissaire.
— Vraiment, Votre Stimulante Majesté ?
— Ma Rolls est assez vaste pour nous conduire tous les deux au consulat, rétorque Mada[11].
Je lui emboîte donc la babouche, recevant au passage ma part d’échines arquées.
L’émir Ador grimpe dans sa Camargue noire à poignées et calandre d’or, dont l’illustre bouchon de radiateur a été taillé dans une émeraude. Une vitre sépare, bien entendu, la partie avant de l’habitacle passagers. Je te passe sur l’acajou, les coussins de soie, les tapis persans et tout le bordel.
Installé au côté de Sa Contagieuse Majesté, je me prends pour le grand vizir. J’attends, en espérant que le menu geste que j’ai eu avant de grimper portera ses fruits. Le doute me vient de ce que la vitre côté conducteur est baissée malgré la climatisation de la chignole.
— Pardonnez-moi, Votre Intuitive Majesté, dis-je, les vitres de votre merveilleuse Rolls sont à l’épreuve des balles, je gage ?
— Bien entendu, de même que la carrosserie est blindée, les pneus increvables, et une mitrailleuse automatique a été aménagée sur les pots d’échappement.
— Fort bien, Votre Pétillante Majesté, comment se fait-il alors que votre chauffeur roule avec la vitre baissée, s’exposant ainsi à tout agresseur qui voudrait profiter d’un ralentissement ? Rappelez-vous la ligne Maginot française, en 39, Votre Fluorescente Majesté. Elle était inexpugnable mais incomplète. C’était un mur d’enceinte auquel il manquait quelques kilomètres…
— Par Allah, vous dites vrai ! tonne le monarque démonarqué.
Il prend l’appareil acoustique et se met à vociférer et tout en arabe, je te fais remarquer.
Le driver s’empresse de remonter le pont-levis. Mais le prince continue de vitupérer contre le malheureux.
— Voilà, fait-il en interrompant le contact, il sait ce qui l’attend maintenant pour avoir commis cette imprudence.
— Je ne voudrais pas la mort du pécheur, dis-je, c’était une simple observation, Votre Généreuse Majesté, dont je serais navré qu’elle entraînât pour ce garçon de fâcheuses conséquences.
— Rassurez-vous, m’apaise l’émir, ce n’est pas pour rien si, parmi les surnoms qui me furent donnés par mon peuple, figure « le Magnanime ». Abdouli Abdoula, mon chauffeur, ne sera puni que de trente coups de fouet, d’une saisie-arrêt d’un an sur ses gages et de l’introduction d’un tisonnier rougi dans son fondement ; s’il avait eu affaire à mon père, il l’aurait senti passer, comme vous dites chez vous !
La Camargue se déplace silencieusement à travers la foule. Elle prend l’avenue Kanigoû ben Klêbahr et accélère un chouïa l’allure. La résidence du consul se trouve au cœur de la partie élective de la merveilleuse cité.
Et voilà que tout à coup (fourré), la Rolls se met à zigzaguer sur l’avenue. Elle percute une bagnole en stationnement, rebondit, traverse la chaussée et file emplâtrer en force un mur de briques vernies qu’elle défonce. Par la brèche on distingue une pelouse bien ratissée, avec des jets d’eau, et dans le fond, une grande demeure mi-européenne, mi-mauresque brillamment illuminée.
Le chauffeur et le secrétaire sont inanimés comme ces objets dotés d’une âme.
L’émir, indemne mais furax, dégoise à bloc dans son turlututu, promettant mille sévices à son con de chauffeur qui ne peut plus l’entendre, vu que la pastille de gaz que j’ai jetée dans l’habitacle avant au moment de grimper à l’arrière, l’a empioncé pour une bonne paire d’heures.
— Vous n’avez pas de mal, Votre Miraculeuse Majesté ?
— Non, et vous ?
— Moi non plus, la robustesse de votre voiture est prodigieuse. Ne bougez pas, je vais chercher du secours.
Je dévale de la guinde. L’émir, malgré mon conseil, en fait autant. Une bagnole vient de stopper à notre hauteur, genre Land Rover ou je ne sais pas quoi. Trois mecs coiffés de cagoules en jaillissent. L’un d’eux se précipite sur le prince et lui placarde un tampon de chloroforme sur le pif. Le vieillard gesticule un brin, puis sa volonté fait de la chaise longue. Alors les agresseurs l’entravent en deux coups de cuiller à pot de caviar au moyen d’écharpes de soie (à tout seigneur tout honneur) et le portent dans leur véhicule.
— Dites, les gars, murmuré-je, je vous signale que le bouchon de radiateur est une émeraude sculptée et que la calandre est en jonc massif.
Inutile de leur faire un schéma. Tu les verrais, les gentils mécanos, s’activer dans la pénombre. Pour ma part, peu soucieux de m’associer à un vol caractérisé, je vais rejoindre Sa Majesté Empapaoutée à la case départ.
J’espère que mes « ravisseurs » ne vont pas faire long pour dépecer le morceau de la Camargue.
Je roupille profondément, avec un tas d’embrouilles respiratoires, because le tampon sparadrapé sur mon nez.
— Vous m’entendez, ami commissaire ? dit l’émir Liflor de sa voix chenue et placide.
Je ne réponds pas. Du temps passe encore. Par moments, la Majesté essaie d’entrer en communication avec moi. Qu’à la longue, je chique au mec envapé qui s’efforce de sortir du coltar. Au lieu de parler, j’ai des spasmes comme pour aller au refile. Je m’en paie une sacrée série. Faut ce qu’il faut, surtout pas éveiller la défiance du vieux renard.
— Vous êtes plus malade que moi, remarque-t-il ; sans doute ont-ils forcé la dose de somnifère pour vous parce que vous êtes jeune et vigoureux.
— Mal à la tête, haleté-je.
— Moi aussi, soupire-t-il. Je ne pensais pas être kidnappé à Marrakech. Mes deux gardes du corps ont été au-dessous de tout. Si Allah permet que nous nous sortions de cette fâcheuse situation, je les ferai empaler sur des épieux frottés de piment de Cayenne.
— Ce serait une bonne chose, gerbé-je.
Et puis bon, je me « remets » un peu, ce qui, curieusement, m’évite d’en remettre beaucoup.
— Il y a longtemps que Votre Didactyle Majesté a recouvré ses fabuleux esprits ? demandé-je lui.
— Environ une demi-heure, ne m’apprend-elle rien (puisque je le sais mieux qu’elle, n’ayant pas perdu les miens).
— Vous n’avez pas eu encore de contact avec vos ravisseurs ?
— Nullement, mais cela ne saurait tarder. Voilà qui sent sa rançon.
— Votre Malthusianiste Majesté pense-t-elle que ce rapt inqualifiable est en rapport avec l’odieuse agression qu’elle a eu à subir en ses vénérés appartements ?
L’émir Acculé branle son inoubliable chef.
— Probablement pas, ami commissaire. L’autre jour, nous avions affaire à des terroristes désireux de m’abattre ; cette fois-ci, on m’a enlevé alors qu’il était très facile de me vider un chargeur dans le baquet.
Je médite.
Bon, il est temps d’entamer la course au finish ; je sens que m’man m’a bricolé des paupiettes de veau (son secret est dans la farce) et je ne veux pas les lui laisser sur les bras.
Je me dresse tant mal que bien, malgré mes entraves, sautille jusqu’à la porte et me mets à y cogner du front.
— Vous allez vous fêler le crâne ! s’inquiète l’émir Amar.
N’empêche qu’un double pas se fait entendre et que l’huis s’écarte sur deux balèzes cagoulés.
— C’est ce con qui fait tout ce raffut ? grogne l’un d’eux. Qu’est-ce y a-t-il pour ton service, Toto ?
— Sa Majesté et moi aimerions que vous éclairiez un peu notre lanterne, réponds-je sèchement.
— T’vas voir comment j’vais t’ l’éclairer, sale enfoiré de sa mère !
Et le gus m’aligne un coup de goumi magistral sur la théière. Je m’écroule en grande première mondiale. L’autre mec déclare :