— On dirait que quelque chose ne va pas, par ici, Mary ?
Elle prend une mine circonstancielle de lieu pour me confier :
— Pour sûr, Sir ; il y a eu un meurtre dans le pays.
J’adopte la mine incrédule seyant à ce genre de révélation.
— Un meurtre ?
— On a tué Mr. Adam Delameer, après avoir ligoté sa femme et l’avoir enfermée dans la cave. La pauvre est tellement secouée qu’on a dû la conduire à l’hôpital.
J’enregistre bon train la version officielle des faits. On dirait que ma petite friponne assassine ne s’est pas trop mal débrouillée.
— On a appris quelque chose à propos de l’assassin ?
— Ils étaient deux, du genre basané, si vous voyez ce que je veux dire ? On pense qu’il s’agirait d’une action terroriste. Il y a quelques années, Mr. Delameer travaillait au Moyen-Orient, si vous voyez ce que je veux dire ? Il aurait pris là-bas des responsabilités que des gens ne lui ont pas pardonnées, si vous voyez ce que je veux dire ?
Manière d’apaiser Mary, je l’assure que « je vois parfaitement ce qu’elle veut dire » et donc, subséquemment, ce qu’elle ne dit pas. Lui réclame un café et entreprends de rêvasser, ce pour quoi j’ai des aptitudes qui remontent à ma puberté.
« Bien joué, la mère ! » applaudis-je in petto. Elle a drôlement pris la situasse en main, ma Merveilleuse. Dis donc, y a pas que l’amour qu’elle sache faire ; rayon arnaque, c’est tout le grand art. Pour abuser des mecs du Yard, faut des dons et savoir s’en servir. Buter son vieux et arranger ensuite une mise en scène capable d’abuser la poultaille, voilà qui n’est pas donné à toutes les jeunes veuves. Mais cette aimable construction ne risque-t-elle pas de s’écrouler ? Pour ma part, je me sens un brin voyant dans ce patelin, malgré ma discrétion foncière. Tout nouveau venu, quand il est étranger de surcroît, mobilise l’attention d’un village. Il y a une huitaine de jours que je suis ici, ce qui plaide en ma faveur. Un « terroriste » trucide-t-il quelqu’un après s’être montré à toute une population attentive ?
Je fais le point. Quand je rendais visite à ma jolie conquête, j’usais d’une astuce imparable : j’allais me promener dans les ruines du château médiéval surplombant la localité. Un bois de peaufiniers m’offrait un asile touffu jusqu’au mur à demi écroulé bordant la demeure de Delameer. J’entrais dans leur jardin où une roseraie, orgueil de feu Adam, continuait de me dissimuler aux regards éventuels. Ensuite je traversais de part en part un appentis pour m’engouffrer dans la cuisine où m’attendait la gente médème. Pour repartir, j’empruntais le même chemin, si bien que jamais on ne m’aperçut chez mes hôtes d’une heure. Il se produisit bien une visite, au cours de l’une des miennes, celle d’une vieille sorcière quêtant pour une œuvre qu’elle prétendait charitable. Sirella eut le temps de se coiffer d’un turban et d’attraper un balai, donnant ainsi à croire qu’elle fourbissait son plancher au lieu de ma chère bibite.
Non, décidément, si ma gentille décapsuleuse de braguette a suffisamment de nerfs pour se cramponner à sa version, tout doit bien se passer.
Et tout se passe au mieux, en effet.
Un garagiste de la région prétend avoir abreuvé en essence la voiture de deux… vous voyez ce que Mary veut dire ? nantis de « réellement sales gueules », selon le bonhomme.
Bref, trois jours plus tard, les obsèques d’Adam Delameer ont lieu. Je les observe à distance. La « veuvette » toujours traumatisée n’y participe pas. Par contre, tout le village s’est cru obligé de suivre le malheureux Adam jusqu’à sa dernière demeure comme on dit puis chez nous. Le deuil est conduit par un oncle cacochyme, ancien militaire, sa démarche en témoigne, flanqué d’un cousin et d’une cousine, croit-on, venus du pays de Galles. Les vivants accordent toujours davantage d’émotion aux gens ayant péri de mort violente, comme si le défunt se trouvait grevé d’une double injustice : être mort, et l’être devenu contre nature.
Grises funérailles, en vérité, ce qui est pire que noires. Silence recueilli. Cheminement hébété d’otages marchant au sacrifice. Le prêtre chante faux (chanter en anglais, déjà, c’est prendre des risques) ; le corbillard automobile crache une fumée huileuse car il bouffe de l’huile ; pour couronner le tout, le froid sec des derniers jours a fait place à une brumasse cotonneuse que des mouettes effarées touillassent de leurs ailes de lamellibranchophages. Si vraiment, ô mon joyeux lecteur, tu ignores ce qu’est la mélancolie, viens jeter un œil à l’enterrement de Mr. Adam Delameer, et la notion t’en viendra comme des boutons sur la queue après avoir consommé dans le quartier de la Goutte-d’Or.
Après la cérémonie, les deux auberges d’Eggs-To-The-Cook sont bondées, kif chez nous autres, en France, où il fait si bon boire à la santé éternelle des disparus avant que de disparaître soi-même.
Je regagne ma carrée, l’oreille basse ; malcontent d’avoir vécu cela, me disant, dans les méandres de ma conscience que, sans mon séjour dans ce pays, Delameer serait toujours vivant. Sans doute Sirella s’envoyait-elle en l’air à l’occasion, mais je fus l’occasion intempestive, l’occasion de trop, l’occasion qui ne devait pas se produire. Et ce gros porc en training rouge continuerait d’arpenter la lande si je n’étais venu confier mon pénis à la gourmandise de son épouse. Certes, je l’ai fait en service commandé ; ce qui constitue mon unique défense, mais a-t-on le droit de se plier à des services engendreurs de mort ?
Tu vois, lecteur très cher, à la fidélité combien émouvante, tu vois que ton San-Antonio longe les rives fangeuses de la neurasthénie, en ce pays qui semble l’avoir en charge, comme son British Museum a en charge le sombre butin de ses armées en jupettes et casques de liège. La tristesse est britannique, comme le whisky qui la noie, comme le ketchup recouvrant pompeusement sa cuisine pour cautériser l’insipide au feu du piment. Et je viens de la contracter. Me sens seul, seul, infiniment, sur fond d’enterrement, sur fond d’ouate sale. Les mouettes glapissent des présages. Je perçois, en prêtant mieux l’oreille, la rumeur continue de la mer du Nord, ce qui n’arrange rien.
Mon marasme est tel que je sollicite de Mrs. Mahouss la permission de téléphoner en France en P.C.V., car elle ne tolérerait pas que je contracte une communication autrement, de peur d’y laisser des plumes. Et encore exige-t-elle de formuler personnellement la demande.
Je lui bonnis le numéro de Félicie. Et tu parles que m’man est partante pour « accepter » cet appel. On papote un instant : sa santé, l’école de Toinet, la nouvelle opération de Mme Pinaud (sa vésicule, toujours, qui débloque), le voisin venu demander la permission de refaire sa cabane à outils contre le mur qui nous est mitoyen… Je lui explique que je me languis dans le fog britannouille ; et puis je lui demande de tuber à Bérurier pour lui dire de m’appeler d’urgence au numéro de Mrs. Mahouss. Et bon, ça va mieux d’avoir entendu la voix de ma vieille. Un petit badigeonnage de cerveau. Ça se met à sentir la lavande dans mon âme cacateuse. Je pense à notre voisin, le père Pillet. Tous les trois quatre ans, il la refait, sa cabane à outils, en y ajoutant chaque fois une chambre de plus, sans jamais solliciter de permis de construire. Simplement, notre autorisation à nous lui suffit. Il est pas fier ! La cabane à outils initiale est devenue presque plus vaste que son pavillon de meulière. Il loue les chambres à des bonniches portugaises et ça sent la morue frite, pleins tubes, certains soirs, quand ces demoiselles donnent une réception mondaine. La plus âgée de ses pensionnaires, il l’a épousée en secondes noces, papa Pillet, pour la grande fureur de ses chiares à lui qu’admettent pas les mésalliances. Mais ils sont établis et vivent leur vie, Pillet entend vivre la sienne. Il se dit qu’un jour, pour les niquer, il filera un môme à la grosse Anna-Maria, du temps qu’elle est toujours productive. Lui, il aime le Portugal, Pillet, seulement comme il déteste les voyages, il préfère que le Portugal vienne à lui ; c’est son droit. La langue le charme. Parfois, quand on discute devant nos crèches, au hasard d’une rencontre, et que des jactances partent de « la cabane à outils », il me dit, requérant mon attention d’un index de mélomane :