— Puisque vous n’avez pu lire la presse française dans cet îlot insalubre qui, en deux mille ans d’Histoire, n’aura su créer de vraiment grand que la Rolls Phantom, vous ne savez pas à quoi s’exerce mon sous-secrétariat d’Etat. Sachez donc, commissaire, que je suis à la tête d’un Service national de coordination, chargé d’établir une transparence, voire dans certains cas une coopération entre les différentes polices françaises et les différents services de renseignements. J’ai eu à cœur, apprenant qu’on vous avait exceptionnellement délégué à la Brigade Azur, j’ai eu à cœur, dis-je, de superviser cette opération, comprenant tout ce que l’hyper-connerie d’un hyper-Bérurier directeur pourrait engendrer de néfaste dans une affaire aussi subtile.
— Vous tombez bien, patron, le pourléché-je, gentiment faux-cul par volupté de dégradation, car le meilleur des hommes que je suis (comme l’écriraient certains dont je t’enverrai la liste détaillée sur simple demande accompagnée d’un mandat-carte de cent francs) a besoin, parfois de s’infliger le silice mortificatoire de la flagornerie rampante.
— Je sais, répond cet être sans complexe.
Il sort un étui à cigares double compartiment, puise un Quai d’Orsay qu’il pétrit délicatement avant de se l’introduire dans le bec.
— Vous n’aimez pas le cigare, n’est-ce pas ? fait-il d’un ton qui semble sortir de chez le teinturier tant il est détaché.
— Je n’aime que cela, au contraire, corrigé-je.
— Et comme vous avez raison, complimente le Dabe en remisant le second barreau de chaise dans sa vague. (Puis, changeant d’orientation :) Je saute sur l’affaire d’autant plus volontiers que l’histoire Delameer m’a toujours taquiné comme des hémorroïdes. Je regrettais qu’elle ne fût pas officiellement de ma compétence…
Il stoppe tout pour allumer son cigare. Opération minutieuse qui vaudrait d’être commentée par l’exquis Lalou, grand spécialiste des reportages médicaux à la téloche.
Quand enfin, une fumée de conclave positif s’échappe de ses naseaux, il revient à la question :
— Je vous résume les faits, San-Antonio ?
— Je crois les connaître déjà, patron, mais redits par vous, ils vont prendre un relief nouveau, aussi vous prêté-je une âpre oreille et vous assuré-je à l’avance de mes sentiments émerveillés.
Le Vénérable retire son gros module de sa clape pour réintégrer sa facilité d’électrocution, comme dit Béru.
— Sous la quatrième et antépénultième République française, Adam Delameer est vice-consul dans l’émirat du Kalbahr sur le golfe Persique. Il est promu de fraîche date et fera une brève carrière dans la diplomatie britannique puisque, six mois plus tard, il sera contraint par le Foreign Office de démissionner. Les motifs de cette sanction ne nous sont pas connus, car vous connaissez ces insulaires guindés ? Ils n’ouvrent la bouche que pour parler du temps ou boire du thé inepte. Mais revenons à Delameer. Une nuit, il reçoit un coup de fil angoissé d’un agent français en mission… spéciale dans l’émirat en question. Le type en question, un certain Alain Fernal, en appelle à la solidarité européenne pour demander refuge au Britannique. Ce dernier accepte de l’héberger. Vous me suivez ?
Je le suis avec d’autant plus de facilité que je suis déjà au courant de tout cela, mais la politesse exige ; on ne claque pas le bec d’un sous-secrétaire d’Etat. Dans mon intérêt, je feins donc le plus vif intérêt.
Et Achille à la langue légère repart à bride-haleine-perdre-abattue, ou tout ce que tu voudras pour exprimer la fougue :
— Quelques instants plus tard, une voiture stoppe devant la résidence de Delameer. Une portière claque. Elle n’est pas la seule : six détonations lui répondent. Et pour faire le bon poids, Alain Fernal claque aussi, ayant la poitrine, le ventre, la tête perforés par des balles de fort calibre.
« Delameer se précipite, suivi de ses domestiques. Ils se saisissent du Français et l’amènent à l’intérieur du vice-consulat pour tenter de lui prodiguer des soins, mais c’est trop tard, notre compatriote a déjà défunté. »
Là, le divin Achille laisse un blanc, manière de séparer les paragraphes.
J’attends, ou plutôt le précède. L’historiette, si tu veux, je t’en fais un chapitre de book. Delameer alerte les autorités françaises, car la France n’est pas représentée au Kalbahr. Il attend des instructions. On le prie de fouiller minutieusement la victime, de récupérer tout ce qu’elle peut avoir en sa possession, de bien palper la doublure de ses fringues, puis d’alerter les autorités du pays. Ce qui est fait.
La police de l’émirat ouvre une enquête qui ne donne pas le moindre résultat. Delameer transmet aux Affaires étranges françaises le résultat de la fouille, c’est-à-dire pas grand-chose : des papiers d’identité, de menus objets de poche, des dollars ainsi que des molhars (le molhar est la devise de l’émirat du Kalbahr, nul n’en ignore), plus un stylographe truqué se transformant éventuellement en sarbacane pour tirer des fléchettes au curare, et également un tube de comprimés d’aspirine à la strychnine, ces deux choses appartenant à la panoplie usuelle de l’agent secret en mission, n’importe quel charcutier en exercice te le confirmera.
Et puis le temps passe…
Comme dans les jeux radiophoniques où un concurrent doit chanter une chanson en même temps que l’interprète, puis poursuivre lorsqu’on interrompt ce dernier pour, en fin de compte, se retrouver en mesure avec lui lorsqu’on le réinjecte, la voix glabre du Chauve supplée ma voix intérieure.
Il s’en faut d’un brimborion de syllabe.
« Et puis le temps passe », pensé-je.
— … emps, paaaasse, termine le Dabe.
A lui de jouer.
J’écoute, manière de permettre à mes cellules de s’offrir quelques instants de décontraction.
Il dit :
— Cette affaire se serait engloutie dans le flot du temps (il sait manier les mots, le bougre) si, dernièrement, un coup d’Etat de palais n’avait renversé le vieil émir Konhar le Constipé. Le monarque déchu a eu le temps de quitter le pays et s’est réfugié en Suisse où un compte numéro, solidement approvisionné, lui assurera, je gage, un dernier âge confortable. Une jeune pigiste du Dauphiné Libéré a eu l’idée d’interviewer le bonhomme, se disant qu’il serait intéressant de le questionner sur la francophobie dont il fit preuve au long de son règne. Cette gamine a eu là une fichtre idée.
« Konhar le Constipé, séduit par la jouvencelle et avide de se faire entendre, comme tous ceux qui n’ont plus droit à la parole, lui a raconté sa vie, en long et en large. Il a révélé que c’est à l’instigation de l’Angleterre qu’il s’est montré si résolument antifrançais ; ce n’est pas pour des prunes qu’on a surnommé cette nation d’insulaires « la perfide Albion ». Y a bon pétrole, vous m’avez compris ? Les dear Frenchmen ? Take, smoke ! Mais passons. Le vieux Kohnar a envoyé le bouchon tout à fait loin en évoquant pour l’exemple, l’affaire Alain Fernal. Il a prétendu que jamais la police kalbahrienne n’avait tiré sur ce Français et qu’en fait, il avait probablement été abattu par les Anglais eux-mêmes. »
Le Daron jubile.
— Et le plus bioutifoul, mon cher petit, c’est que chez nous, personne au grand personne, n’a jamais envisagé cette éventualité ! On a bouffé, argent comptant, agent content, les boniments de sa demi-excellence mister le vice-consul. Alain Fernal est mort ? On a mis une croix dessus. La chose importante qu’il détenait a disparu ? On a tiré une croix dessus. Et vous ne voudriez pas que l’extrême gauche ramasse le pouvoir, Antonio ? Répondez-moi franchement, vous refuseriez de voir le drapeau rouge flotter sur l’Elysée, camarade commissaire ?