Les bourrins galopent la rue des Martyrs, tout le monde s’écarte pour qu’on passe. Quand on arrive à la boutique on est très en retard quand même.
Grand-mère ramène dans son coin, mon père Auguste rabat sa casquette à fond. Il déambule comme un lion sur la passerelle d’un navire. Ma mère s’affale sur l’escabeau. Elle a tort, c’est pas la peine qu’elle s’explique. Tout ce qu’on avait fait en route ça ne plaît à personne, ni à Grand-mère ni à papa. On ferme enfin le magasin… On dit « au revoir » bien poliment. On part tous les trois se coucher. C’est encore une sacrée trotte jusque chez nous. C’est de l’autre côté du « Bon Marché ».
Mon père il était pas commode. Une fois sorti de son bureau, il mettait plus que des casquettes, des maritimes. Ç’avait été toujours son rêve d’être capitaine au long cours. Ça le rendait bien aigri comme rêve.
Notre logement, rue de Babylone, il donnait sur « les Missions ». Ils chantaient souvent les curés, même la nuit ils se relevaient pour recommencer leurs cantiques. Nous on pouvait pas les voir à cause du mur qui bouchait juste notre fenêtre. Ça faisait un peu d’obscurité.
À la Coccinelle-Incendie, mon père ne gagnait pas beaucoup.
Pour traverser les Tuileries il fallait souvent qu’il me porte. Les flics en ce temps-là, ils avaient tous des gros bides. Ils restaient planqués sous les lampes.
La Seine ça surprend les mômes, le vent qui fait trembler les reflets, le grand gouffre au fond, qui bouge et ronchonne. On tournait à la rue Vanneau et puis on arrivait chez nous. Pour allumer la suspension y avait encore une comédie. Ma mère savait pas. Mon père Auguste, il tripotait, sacrait, jurait, déglinguait chaque fois la douille et le manchon.
C’était un gros blond, mon père, furieux pour des riens, avec un nez comme un bébé tout rond, au-dessus de moustaches énormes. Il roulait des yeux féroces quand la colère lui montait. Il se souvenait que des contrariétés. Il en avait eu des centaines. Au bureau des Assurances, il gagnait cent dix francs par mois.
En fait d’aller dans la marine, il avait tiré au sort sept années dans l’artillerie. Il aurait voulu être fort, confortable et respecté. Au bureau de la Coccinelle ils le traitaient comme de la pane. L’amour-propre le torturait et puis la monotonie. Il n’avait pour lui qu’un bachot, ses moustaches et ses scrupules. Avec ma naissance en plus, on s’enfonçait dans la mistoufle.
On avait toujours pas bouffé. Ma mère trifouillait les casseroles. Elle était déjà en jupon à cause des taches de la tambouille. Elle pleurait qu’il appréciait pas son Auguste, ses bonnes intentions, les difficultés du commerce… Il ruminait lui son malheur sur un coin de la toile cirée… De temps en temps, il faisait mine qu’il se contenait plus… Elle essayait de le rassurer toujours et quand même. Mais c’est au moment précis qu’elle tirait sur la suspension, le beau globe jaune à crémaillère, qu’il entrait franchement en furie. « Clémence ! Voyons ! Nom de Dieu ! Tu vas nous foutre un incendie ! Je t’ai bien dit de la prendre à deux mains ! » Il poussait des affreuses clameurs, il s’en serait fait péter la langue tellement qu’il était indigné. Dans la grande transe, il se poussait au carmin, il se gonflait de partout, ses yeux roulaient comme d’un dragon. C’était atroce à regarder. On avait peur ma mère et moi. Et puis il cassait une assiette et puis on allait se coucher…
« Tourne-toi du côté du mur ! petit saligaud ! Te retourne pas ! » J’avais pas envie… Je savais… J’avais honte… C’était les jambes à maman, la petite et la grosse… Elle allait encore boiter d’une chambre à une autre… Il lui cherchait des raisons… Elle insistait pour terminer la vaisselle… Elle essayait un petit air pour dérider la séance…
Auguste, mon père, lisait La Patrie. Il s’asseyait près de mon lit-cage. Elle venait l’embrasser. La tempête l’abandonnait… Il se relevait jusqu’à la fenêtre. Il faisait semblant de chercher quelque chose dans le fond de la cour. Il pétait un solide coup. C’était la détente.
Elle pétait aussi un petit coup à la sympathie, et puis elle s’enfuyait mutine, au fond de la cuisine.
Après ils refermaient leur porte… celle de leur chambre… Je couchais dans la salle à manger. Le cantique des missionnaires passait par-dessus les murs… Et dans toute la rue de Babylone y avait plus qu’un cheval au pas… Bum ! Bum ! ce fiacre à la traîne…
✩
Mon père pour m’élever, il s’est tapé bien des boulots supplémentaires. Lempreinte son chef l’humiliait de toutes les façons. Je l’ai connu moi ce Lempreinte, c’était un rouquin qu’avait tourné pâle, avec des longs poils en or, quelques-uns seulement à la place de barbe. Mon père, il avait du style, l’élégance lui venait toute seule, c’était naturel chez lui. Lempreinte, ce don l’agaçait. Il s’est vengé pendant trente ans. Il lui a fait recommencer presque toutes ses lettres.
Quand j’étais plus petit encore, à Puteaux, chez la nourrice, mes parents montaient là-haut me voir le dimanche. Y avait beaucoup d’air. Ils ont toujours réglé d’avance. Jamais un sou de dette. Même au milieu des pires déboires. À Courbevoie seulement à force de soucis et de se priver sur bien des choses, ma mère s’est mise à tousser. Elle arrêtait plus. Ce qui l’a sauvée c’est le sirop de limaces et puis la méthode Raspail.
M. Lempreinte, il se méfiait que mon père il aye des drôles d’ambitions avec un style comme le sien.
De chez ma nourrice à Puteaux, du jardin, on dominait tout Paris. Quand il montait me voir papa, le vent lui ébouriffait les moustaches. C’est ça mon premier souvenir.
Après la faillite dans les Modes à Courbevoie, il a fallu qu’ils travaillent double mes parents, qu’ils en mettent un fameux coup. Elle comme vendeuse chez Grand-mère, lui toutes les heures qu’il pouvait, en plus, à la Coccinelle. Seulement plus il montrait son beau style, plus Lempreinte le trouvait odieux. Pour éviter la rancune il s’est lancé dans l’aquarelle. Il en faisait le soir après la soupe. On m’a ramené à Paris. Je le voyais tard dessiner, des bateaux surtout, des navires sur l’océan, des trois-mâts par forte brise, en noir, en couleurs. C’était dans ses cordes… Plus tard des souvenirs d’artillerie, des mises en batterie au galop, et puis des évêques… À la demande des clients… À cause de la robe éclatante… Et puis des danseuses enfin, avec des cuisses volumineuses… Ma mère allait présenter le choix, pendant l’heure du déjeuner, à des revendeurs en galeries… Elle a tout fait pour que je vive, c’est naître qu’il aurait pas fallu.
Chez Grand-mère, rue Montorgueil, après la faillite, elle crachait parfois du sang le matin en faisant l’étalage. Elle dissimulait ses mouchoirs. Grand-mère survenait… « Clémence essuie-toi les yeux !… Pleurer n’arrange pas les choses !… » Pour arriver de très bonne heure, on se levait au jour, on traversait les Tuileries, ménage déjà terminé, papa retournait les matelas.
Dans la journée c’était pas drôle. C’était rare que je pleure pas une bonne partie de l’après-midi. Je prenais plus de gifles que de sourires, au magasin. Je demandais pardon à propos de n’importe quoi, j’ai demandé pardon pour tout.
Fallait se méfier du vol et de la casse, les rogatons c’est fragile. J’ai défiguré sans le faire exprès des tonnes de camelote. L’antique ça m’écœure encore, c’est de ça pourtant qu’on bouffait. C’est triste les raclures du temps… c’est infect, c’est moche. On en vendait de gré ou de force. Ça se faisait à l’abrutissement. On sonnait le chaland sous les cascades de bobards… les avantages incroyables… sans pitié aucune… Fallait qu’il cède à l’argument… Qu’il perde son bon sens… Il repassait la porte ébloui, avec la tasse Louis XIII en fouille, l’éventail ajouré bergère et minet dans un papier de soie. C’est étonnant ce qu’elles me répugnaient moi les grandes personnes qui emmenaient chez elles des trucs pareils…