En haut, notre dernière piaule, celle qui donnait sur le vitrage, à l’air c’est-à-dire, elle fermait par des barreaux, à cause des voleurs et des chats. C’était ma chambre, c’est là aussi que mon père pouvait dessiner quand il revenait de livraisons. Il fignolait les aquarelles et puis quand il avait fini, il faisait souvent mine de descendre pour me surprendre à me branler. Il se planquait dans l’escalier. J’étais plus agile que lui. Il m’a surpris qu’une seule fois. Il trouvait moyen quand même de me foutre la raclée. C’était un combat entre nous. À la fin je lui demandais pardon d’avoir été insolent… Pour la comédie, puisque c’était pas vrai du tout.
C’est lui qui répliquait pour moi. Une fois qu’il m’avait corrigé il restait longtemps encore derrière les barreaux, il contemplait les étoiles, l’atmosphère, la lune, la nuit, haute devant nous. C’était sa dunette. Je le savais moi. Il commandait l’Atlantique.
Si ma mère l’interrompait, l’appelait qu’il descende, il recommençait à râler. Ils se butaient dans le noir ensemble, dans la cage étroite, entre le premier et le deuxième. Elle écopait d’un ramponneau et d’une bordée d’engueulades. Ta ! ga ! dam ! Ta ! ga ! dam ! Pleurnichant sous la rafale elle redégringolait au sous-sol, compter sa camelote. « Je veux plus qu’on m’emmerde ! Bordel de Nom de Dieu ! Qu’ai-je donc fait au Ciel ?… » La question vociférée ébranlait toute la cambuse. Au fond de la cuisine étroite, il allait se verser un coup de rouge. On pipait plus. Il avait sa tranquillité.
Dans la journée j’avais Grand-mère, elle m’apprenait un peu à lire. Elle-même savait pas très bien, elle avait appris très tard, ayant déjà des enfants. Je peux pas dire qu’elle était tendre ni affectueuse, mais elle parlait pas beaucoup et ça déjà c’est énorme ; et puis elle m’a jamais giflé !… Mon père, elle l’avait en haine. Elle pouvait pas le voir avec son instruction, ses grands scrupules, ses fureurs de nouille, tout son rataplan d’emmerdé. Sa fille, elle la trouvait con aussi d’avoir marié un cul pareil, à soixante-dix francs par mois, dans les Assurances. Moi, le moujingue, elle savait pas trop ce qu’elle devait encore en penser, elle m’avait en observation. C’était une femme de caractère.
Au Passage, elle nous a aidés aussi longtemps qu’elle a pu, avec ce qui lui restait de son fonds, de la brocante. On allumait qu’une seule vitrine, une seule qu’on pouvait garnir… C’était ingrat comme bibelots, des trucs qui vieillissent de travers, du rossignol, du panais, avec ça on « était fleurs »… On se défendait qu’en restrictions… toujours à coups de nouilles, et avec les « boucles » à maman engagées au « clou » chaque fin de mois… C’était jamais qu’à un fil, qu’on boive encore le bouillon.
Ce qui nous donnait un peu de rentrées c’était les réparations. On s’en chargeait à tous les prix, bien moins cher que n’importe où. On les livrait à toute heure. Pour quarante sous de bénéfice on se tapait le Parc Saint-Maur aller et retour.
« Jamais trop tard pour les braves » ! remarquait ma mère plaisamment. Son fort, c’était l’optimisme. Cependant Mme Héronde, elle exagérait comme retard. À chaque attente, c’était un drame, on faillait bien tous en crever. Mon père, dès cinq heures du soir, rentrant de son bureau, trémoussait déjà d’angoisse, quittait plus sa montre des doigts.
« Je te le répète encore, Clémence, pour la centième fois… Si cette femme se fait voler, que deviendrons-nous ? Son mari bazardera tout !… Il ne quitte pas le bordel, je le sais pertinemment !… C’est clair !… »
Il escaladait au troisième. Là-haut il rugissait encore. Il refonçait dans la boutique. Notre tôle pour la contenance, c’est un vrai accordéon. Ça s’amplifiait de haut en bas.
J’allais guetter Mme Héronde, jusqu’à la rue des Pyramides. Si je la voyais pas arriver avec son paquet plus gros qu’elle, je revenais au galop, bredouille. Je repartais cavaler encore. Enfin comme c’était fini, qu’elle était perdue corps et biens, je tombais dessus au large de la rue Thérèse, elle soufflait dans un remous de la foule, croulante sous son balluchon. Je la tirais jusqu’au Passage. Dans la boutique, elle s’écroulait. Ma mère rendait grâce au Ciel. Mon père voulait pas voir ça. Il remontait dans sa soupente, zyeutant sa montre à chaque pas, il requinquait toute sa hantise. Il préparait l’autre panique, et le « Déluge » qui tarderait pas… Il s’entraînait…
✩
On s’est fait posséder chez les Pinaise. Avec ma mère, on s’élance présenter notre choix de guipures, un cadeau pour un mariage.
C’était un palais chez eux, en face du Pont Solferino. Je me souviens de ce qui me frappa d’abord… C’était les potiches, des si hautes, si grosses qu’on aurait pu se cacher dedans. Ils en avaient mis partout. Ils étaient très riches ces gens-là. On nous fait monter au salon. La belle Mme Pinaise et son mari étaient présents… ils nous attendaient. Ils nous reçoivent de façon aimable. Ma mère, tout de suite, étale son bazar, devant eux… sur le tapis. Elle se met à genoux, c’est plus commode. Elle s’égosille, elle en fout un vaillant coup. Ils traînent, ils se décideront pas, ils font des mines et des chichis.
En peignoir enrubanné, elle se prélasse Mme Pinaise, sur le divan. Lui il me fait passer par-derrière, il me donne des petites claques d’amitié, il me pelote un peu… Ma mère, par terre, elle s’évertue, elle brasse, elle brandit la camelote… Dans l’effort son chignon trisse, sa figure ruisselle. Elle est affreuse à regarder. Elle s’essouffle ! elle s’affole, elle rattrape ses bas, son chignon chahute… lui retombe dans les yeux.
Mme Pinaise se rapproche. Ils s’amusent à m’agacer, tous les deux. Ma mère parle toujours. Ses boniments servent à rien. Je vais jouir dans mon froc… Un éclair, j’ai vu la Pinaise. Elle a fauché un mouchoir. Il est pincé dans ses nichons. « Je vous fais mon compliment ! Vous avez vraiment Madame un bien gentil petit garçon !… » C’était pour la frime, ils avaient plus envie de rien. On a refait vite nos paquets. Elle suait à grosses gouttes maman, elle souriait quand même. Elle voulait pas froisser personne… « Ça sera pour une autre fois !… qu’elle s’excusait bien poliment. Je suis désolée de n’avoir pu vous séduire !… »
Dans la rue, devant le portique, elle m’a demandé chuchotante, si je l’avais pas vue moi le piquer le mouchoir dans le corset. J’ai répondu non.
« Ton père en fera une maladie ! C’est un mouchoir à condition ! Un “ ajouré Valenciennes ” ! Il est aux Gréguès ! Il est pas à nous ! Mais pense ! Si je le lui avais repris, nous la perdions comme cliente !… Et toutes ses amies avec !… C’était un scandale !… » « Clémence t’as des mèches. T’en as plein les yeux ! Tu es verte ma pauvre ! Et décomposée ! Tu vas crever avec tes courses !… »
C’est les premiers mots qu’il a dits comme on arrivait.
Pour pas perdre de vue sa montre il l’accrochait dans la cuisine au-dessus des nouilles. Il regardait encore ma mère. « Tu es livide, Clémence, positivement ! » La montre c’était pour qu’on en finisse, des œufs, du rata, des pâtes… de toute la fatigue et l’avenir. Il en voulait plus.
« Je vais faire la cuisine » qu’elle propose. Il voulait pas qu’elle touche à rien… Qu’elle manipule la bouteille ça le dégoûtait encore plus… « Tu as les mains sales ! Voyons ! Tu es éreintée ! » Elle alors mettait la table. Elle foutait une assiette en l’air. Il s’emportait, se ruait au secours. C’était si petit dans notre piaule qu’on butait partout. Y avait jamais de place pour un furieux dans son genre. La table elle carambolait, les chaises entraient dans la valse. C’était une pagaye affreuse. Ils trébuchaient l’un dans l’autre. Ils se relevaient pleins de ramponneaux. On retournait aux poireaux à l’huile. C’était le moment des aveux…