« Chez l’oncle Édouard !… que j’ai dit…
— Où ça l’oncle Édouard ?…
— Rue de la Convention ! quatorze ! » J’allais sûrement me faire épingler si je continuais ma vadrouille… avec ce putain de vertige… Ça devenait un terrible risque… si les bourres m’avaient questionné… J’étais étourdi à l’avance. Jamais j’aurais pu leur répondre… La course en fiacre m’a fait du bien… Ça m’a vraiment retapé un peu… Il était chez lui l’oncle Édouard… Il a pas eu l’air très surpris… Il était content de me revoir… Je m’assois devant sa table… J’enlève un peu ma redingote… J’avais plus que le petit velours à côtes…
« T’es drôlement sapé ! qu’il remarque… Il me demande si j’ai mangé ?
— Non ! J’ai pas faim… que j’ai répondu…
— Alors, ça va pas l’appétit ?… »
Du coup, il enchaîne… C’est lui qui me raconte ses histoires… Il était fort préoccupé… Il rentrait tout juste de Belgique, il sortait d’un de ces pétrins !… Il l’avait repassée finalement sa petite pompe « l’extra démontable » à un consortium de fabriques… À des conditions pas fameuses… Il en avait eu sa claque des litiges, des réclamations… à propos de tous les brevets… les « multiples », les « réversibles »… C’était marre !… C’était pas son genre, les migraines et les avocats… Avec ce petit pognon liquide, il allait se payer quelque chose de bien franc, bien net… une vraie entreprise mécanique… Une affaire déjà lancée… pour le retapage des voiturettes… pour les « tinettes » de seconde main… Ça c’est un blot toujours fructueux… En plus il reprendrait les lanternes et les trompes de tous les clients. Ça aussi c’était dans ses cordes… Il les remettrait au goût du jour… Pour le petit matériel d’accessoires, les nickels, les cuivres, y a toujours la demande… Il suffit de suivre Un peu la vogue, ça se retape comme ci, comme ça… et puis on retrouve un amateur à trois cents pour cent !… Voilà du commerce !… Il était pas embarrassé… Il connaissait toutes les ficelles… Si il tiquait encore un peu c’était à cause des locaux… Il voulait encore réfléchir… C’était pas très net comme clauses… Y avait un drôle de « pas-de-porte »… Il flairait une petite vape !… La reprise était assez lourde !… Il prolongeait les pourparlers… Il avait la leçon… Il avait failli souscrire dans une sorte d’association pour une véritable usine de grandes fournitures carrossières… à cent mètres de la Porte Vanves… Ça s’était pas fait… Ils l’empaquetaient dans le contrat… Les copeaux l’avaient saisi au dernier moment… Il se méfiait de tous les partenaires… Pour ça, il avait pas tort !… Il réfléchissait toujours… C’était trop beau pour être honnête !… presque du quarante-sept pour cent !… Ça ! c’était sûrement des bandits !… Il devait pas regretter grand-chose !… Sûrement qu’il était marron avec des gangsters semblables !… Enfin il a eu tout jacté… tout déroulé… tout ce qui était survenu, dans le détail, toutes les bricoles de son business, depuis notre départ pour Blême jusqu’au jour où nous étions… Du coup, c’était à mon tour de raconter mes histoires… Je m’y suis mis tout doucement… Il a écouté tout du long…
« Ah ! ben alors ! Ah ! ben mon petit pote ! Ah ben ça c’est carabiné !… Il en restait tout baba !… Ah ben dis donc c’est pas croyable… Ah ben alors, je m’étonne plus que t’es gras comme un courant d’air !… Ah ! vous avez dérouillé !… Merde !… C’est une leçon ! Tu vois mon petit pote !… C’est toujours comme ça la campagne… Quand t’es de Paris, faut que t’y restes !… Souvent on m’a offert à moi des genres de petits dépositaires, des marques, des garages dans des bleds… C’était séduisant à entendre. Des “ représentations ”, des vélos, en pneumatiques… Ton maître par-ci !… Liberté par-là !… Taratata ! Moi jamais ils m’ont étourdi !… Jamais ! Ça je peux le dire !… Tous les condés de la campagne c’est des choses qu’il faut connaître !… Il faut être né dans leurs vacheries… Toi te voilà qu’arrive fleur… Tu tombes dans la brousse ! Imagine !… tout chaud, tout bouillant… Dès la descente, ils te possèdent !… T’es l’œuf !… Y a pas d’erreur !… Et tout le monde te croûte… Les jeux sont faits !… On se régale ! Profits ?… Balle-Peau !… T’en tires pas un croc pour ta pomme… T’es fait bonnard sur tout le parcours !… Comment que tu pourrais toi te défendre ?… Tu résistes pas une seconde… Faut être dans le jus dès le biberon… Voilà l’idéal !… Autrement t’es bien fait cave à tous les détours !… Comment que tu pourrais étaler ?… Ça s’entrave pas dans un soupir ! Ça s’invente pas les artichauts !… T’as pas une chance sur cent dix mille… Et puis comme vous partiez vous autres ?… Avec des cultures centrifuges… Ça alors, c’était du nougat !… Vous la cherchiez bien la culbute… Vous vous êtes fait retourner franco !… C’était dans la fouille !… Ah ! Mais dis donc alors petit pote, ce que tu peux voir maigre ! Mais c’est pas croyable !… T’aimes ça la soupe au tapioca ?… » Il trifouillait dans sa cuisine… Il devait être au moins neuf heures… « Il va falloir que tu te rambines !… Ici tu vas te taper la cloche ! Ça je te garantis !… Il va falloir que tu m’en caches !… Ah ! Y a pas d’erreur ni de chanson… » Il m’a rebiglé au tournant… le joli genre de mon costard… ça le faisait un peu sourire… et ma combinaison-culotte… et les ficelles pour le fond…
« Tu peux pas rester en loques !… Je vais te chercher un petit grimpant… Attends… Je vais te trouver quelque chose… » Il m’a ramené d’à côté, un complet tout entier à lui, de son armoire à coulisse… C’était en parfait état, et puis un manteau peau d’ours… un formidable poilu… « Tu mettras ça en attendant !… » et une casquette à rabats et le caleçon et la liquette en flanelle… J’étais resapé magnifique !
« T’as pas faim alors ?… Du tout ?… » J’aurais rien pu ingurgiter… Je me sentais même un malaise… quelque chose de bien pernicieux… J’avais les tripes en glouglous… sans charre, j’étais pas fringant !