« Qu’est-ce que t’as alors mon petiot ?… » Je commençais à l’inquiéter.
« J’ai rien !… J’ai rien !… » Je luttais…
« T’as attrapé froid alors ?… Mais c’est la grippe qui te travaille !
— Oh ! non… Je crois pas… que j’ai répondu… Mais si tu veux bien mon oncle, une fois que t’auras fini de manger… On pourra peut-être faire un petit tour ?…
— Ah ! Tu crois que ça va te dégager ?…
— Ah ! Oui ! mon oncle !… Oui, je crois !…
— T’as donc mal au cœur ?…
— Oui ! un tout petit peu, mon oncle !…
— Eh bien t’as raison !… Descendons tout de suite tiens !… Moi je mangerai plus tard !… Tu sais je suis un peu comme ta mère… Subito ! Presto ! Y a jamais d’arêtes ! » Il a pas terminé sa croûte… On est partis tout doucement jusqu’au coin du café de l’Avenue… Là, il a voulu qu’on s’assoye à la terrasse… et que je prenne une infusion de menthe… Il me causait encore de choses et d’autres… Je lui ai demandé un peu des nouvelles… Si il avait vu mes parents ?…
« Au moment de partir en Belgique, ça va faire deux mois hier !… J’ai fait un saut au Passage… Je les ai pas revus depuis !… Ils se retournaient bien les méninges, qu’il a ajouté, à propos de tes lettres ! Ils les épluchaient tu peux le dire… Ils savaient plus ce que tu devenais… Ta mère voulait partir te voir tout de suite… Ah ! Je l’ai dissuadée… J’ai dit que j’avais moi des nouvelles… Que tu te débrouillais parfaitement… mais que vous aviez pas une minute à cause des semailles ! Enfin des bêtises !… Elle a remis le voyage à plus tard !… Ton père était encore malade… Il a manqué son bureau plusieurs fois de suite cet hiver… Ils avaient peur tous les deux que, cette fois-là, ça soye la bonne… qu’ils attendent plus Lempreinte et l’autre… qu’ils le révoquent… Mais ils l’ont repris en fin de compte… Par contre, ils y ont défalqué intégralement ses jours d’absence !… Imagine ! Pour une maladie !… Pour une compagnie qui roule sur des cent millions ! qu’a des immeubles presque partout ! C’est pas une honte ?… C’est pas effroyable ?… D’abord tiens c’est bien exact… plus qu’ils sont lourds plus qu’ils en veulent… C’est insatiable voilà tout ! C’est jamais assez !… Plus c’est l’opulence et tant plus c’est la charogne !… C’est terrible les compagnies !… Moi je vois bien dans mon petit truc… C’est des suceurs tous tant qu’ils sont !… des voraces ! des vrais pompe-moelle !… Ah ! C’est pas imaginable !… Parfaitement exact… Et puis c’est comme ça qu’on devient riche… Que comme ça !
— Oui mon oncle !…
— Celui qu’est malade peut crever !…
— Oui mon oncle !…
— C’est la vraie chanson finale, petit fias, faut apprendre tout ça !… et immédiatement ! tout de suite ! Méfie-toi des milliardaires !… Ah ! Et puis j’oubliais de te dire… Y a encore quelque chose de nouveau… du côté de leurs maladies… Ton père veut plus voir un médecin !… Même Capron qu’était pas mauvais ! et pas malhonnête, en somme… Il poussait pas à la visite… Elle non plus ta mère, elle veut plus en entendre parler… Elle se soigne complètement elle-même… Et je te garantis qu’elle boite… Je sais pas comment qu’elle s’arrange… Des sinapismes ! des sinapismes !… Toujours la même chose avec moutarde ! sans moutarde ! Chaud ! froid ! Chaud ! froid ! Et elle s’arrête pas de travailler !… Et elle se démanche !… Il faut qu’elle retrouve des clients !… Elle en a fait des nouveaux pour sa nouvelle Maison de Broderies… des dentelles bulgares… Tu te rends compte ! Ton père bien sûr il en sait rien… Elle représente pour toute la Rive droite… Ça lui fait des trottes… Si tu voyais sa figure quand elle rentre de ses tournées… Ah ! alors faut voir la mine !… C’est absolument incroyable !… J’aurais dit un vrai cadavre… Elle m’a même fait peur l’autre jour !… Je suis tombé dessus dans la rue… Elle rentrait avec ses cartons… Au moins vingt kilos j’en suis sûr ! T’entends vingt kilos ! À bout de poignes… C’est pesant toutes ces saloperies !… Elle m’a même pas aperçu !… C’est la fatigue qui la tuera… Tu t’en feras autant à toi-même si tu fais pas plus attention ! Ça je te dis mon pote ! D’abord tu manges beaucoup trop vite… Tes parents te l’ont toujours dit… De ce côté-là ils ont pas tort… »
Tout ça c’était ma foi possible… Enfin c’était pas important… Enfin pas beaucoup… Je voulais pas du tout le contredire… Je voulais pas créer de discussion… Ce qui me gênait pendant qu’il me causait… que je l’écoutais même pas très bien… C’était la colique… Ça m’ondoyait dans les tripes… Il continuait à me parler…
« Qu’est-ce que tu vas faire après ça ?… T’as déjà quelque chose en tête ?… Une fois que t’auras repris du lard ?… » Lui aussi ça le souciait un peu la question de mon avenir…
« Ah ! mon petit pote ! Tout ce que je t’en dis, c’est pas pour que tu te presses !… Oh ! mais non !… Prends tout ton temps pour tes démarches ! Savoir d’abord où on se trouve !… Va pas piquer n’importe quoi !… Ça te retomberait sur le râble !… Faut te retourner mais tout doucement… Faut faire attention !… Le travail c’est comme la croûte… Il faut que ça profite d’abord… Réfléchis ! Estime ! Demande-moi ! Tâte ! Examine !… à droite, à gauche… Tu décides quand tu seras sûr !… À ce moment-là, tu me le diras… Y a pas la foire sur le pont… Pas encore… Hein ?… Prends pas quelque chose au petit hasard… Tout juste pour me faire plaisir… Pas une bricole pour quinze jours !… Non !… Non !… T’es plus un gamin… Encore un condé à la gode… Tu finiras par te faire mal !… Tu te perdrais en réputation. »
On est repartis vers chez lui… On a fait le tour du Luxembourg… Il reparlait encore d’un emploi… ça le minait un peu comment j’allais me démerder ?… Il se demandait peut-être en douce dans le tréfonds de sa gentillesse si j’en sortirais jamais de mes néfastes instincts… de mes dispositions bagnardes ?… Je le laissais un peu mijoter… Je savais plus quoi lui dire… J’ai rien répondu tout de suite… J’avais vraiment trop de fatigue et puis un vilain mal aux tempes… Je l’écoutais que d’une oreille… Arrivés au boulevard Raspail je pouvais même plus arquer droit… Je prenais le trottoir tout de traviole… Il s’est rendu compte… On a fait encore une halte… Je pensais tout à fait à autre chose… Je me reposais… Il me la cassait l’oncle Édouard avec toutes ses perspectives… J’ai regardé encore en l’air… « Tu les connais toi, dis mon oncle, les “ Voiles de Vénus ”… la “ Ruche des Filantes ” ?… » Tout ça sortait juste des nuages… c’était des poussières d’étoiles… « Et Amarine ?… et Proliserpe ?… je suis tombé dessus coup sur coup… la blanche et la rose… Tu veux pas que je te les montre ?… » Il les avait sues l’oncle Édouard, autrefois les constellations… Il savait même tout le grand Zénith, un moment donné… du Triangle au Sagittaire, le Boréal presque par cœur !… Tout le « Flammarion » il l’avait su et forcément le « Pereires » !… Mais il avait tout oublié… Il se souvenait même plus d’une seule… Il trouvait même plus la « Balance » !
« Ah mon pauvre crapaud, à présent j’ai perdu mes yeux !… Je te crois sur parole ! Regarde tout ça à ma place !… Je peux même plus lire mon journal ! Je deviens si myope ces jours-ci que je me tromperais d’astre à un mètre ! Je verrais plus le ciel si j’étais dedans ! Je prendrais bien le Soleil pour la Lune !… Ah ! dis donc ! » Il disait ça en rigolade…
« Ah ! Mais ça fait rien… qu’il a ajouté… Je te trouve toi joliment savant ! Ah mais t’es fortiche ! T’en as fait dis donc des progrès !… C’est pas de la piquette ! T’as pas beaucoup briffé là-bas !… Mais t’as avalé des notions !… Tu t’es rempli de savoir-vivre !… Ah ! T’es trapu mon petit pote !… Tu te l’es farcie ta grosse tête !… Hein dis mon poulot ? Mais c’est la science ma parole !… Ah ! y a pas d’erreur !… » Ah ! je le faisais rire… On a reparlé un peu de Courtial… Il a voulu un peu savoir à propos de la fin… Il m’a reposé quelques questions… Comment ça s’était terminé ? Ah ! Je pouvais plus tenir qu’il m’en cause !… Il m’en passait une panique… Une crise presque comme à la vieille… Je pouvais plus me retenir de chialer !… Merde !… Ça faisait moche !… Ça me secouait les os… Pourtant j’étais dur !… C’était sûrement l’intense fatigue…