« Il a pas l’air d’un mauvais roi. Pourquoi on veut le tuer ?
— Tu vois SON VOISIN ? AVEC LA PETITE MOUSTACHE ET QUI SOURIT COMME UN LÉZARD ? » La Mort le désigna de sa faux.
« Oui ?
— SON COUSIN, LE DUC DE STO HÉLIT. PAS TRÈS SYMPATHIQUE. SAIT SE SERVIR D’UNE BOUTEILLE DE POISON. CINQUIÈME DANS L’ORDRE DES PRÉTENDANTS AU TRÔNE L’ANNÉE DERNIÈRE, DEUXIÈME AUJOURD’HUI. PLUTÔT ARRIVISTE, QUOI. » La Mort farfouilla dans sa robe et ramena un sablier où des grains noirs s’écoulaient à travers un treillage de fer garni de pointes. Il lui donna une secousse, pour voir. « ET QUI VIVRA ENCORE TRENTE, TRENTE-CINQ ANS, soupira-t-il.
— Et il s’amuse à tuer les gens ? » s’étonna l’apprenti. Il secoua la tête. « Y a pas de justice. »
La Mort soupira à nouveau. « NON, dit-il en tendant son verre à un page qui fut surpris de se découvrir soudain un verre vide dans la main, IL N’Y A QUE MOI. »
Il dégaina son épée, qui avait la même lame bleue glacée, mince comme une ombre, que la faux de sa charge, et s’avança.
« J’croyais qu’il fallait la faux, chuchota Morty.
— LES ROIS ONT DROIT À L’ÉPÉE. C’EST UN… MACHIN ROYAL. AH, OUI : UNE PRÉROGATIVE. »
Sa main libre plongea une fois de plus des doigts osseux sous sa robe et extirpa le sablier du roi Olerve. Dans la moitié supérieure, les derniers grains de sable se blottissaient les uns contre les autres.
« FAIS BIEN ATTENTION, dit la Mort, ON TE POSERA PEUT-ÊTRE DES QUESTIONS APRÈS COUP.
— Attendez, fit l’apprenti, pitoyable. C’est pas juste. Vous pouvez pas l’empêcher ?
— JUSTE ? QU’EST-CE QUE LA JUSTICE VIENT FAIRE LÀ-DEDANS ?
— Ben, si l’autre est tellement…
— ÉCOUTE, le coupa la Mort, ÇA N’A RIEN À VOIR. ON NE PEUT PAS PRENDRE PARTI. BON SANG ! L’HEURE, C’EST L’HEURE. Il N’Y A PAS À SORTIR DE LÀ, PETIT.
— Morty », gémit l’apprenti, les yeux rivés sur la foule.
Et alors il la vit. Un mouvement fortuit dans la masse des courtisans ouvrit une échappée entre Morty et une fille menue, rousse, assise parmi des vieilles femmes derrière le roi. Elle n’était pas exactement jolie, trop gâtée question taches de rousseur et, franchement, plutôt maigrelette. Mais sa vue causa un choc qui mit en contact les fils du démarreur du cerveau postérieur de Morty pour le piloter jusqu’au creux de son estomac en riant méchamment.
« C’EST L’HEURE, dit la Mort qui donna un coup d’olécrane pointu à son apprenti. SUIS-MOI. »
La Mort s’avança vers le roi, soupesant l’épée dans sa main. L’apprenti cligna des paupières et entreprit de le suivre. Les yeux de la fille croisèrent les siens l’espace d’une seconde et se détournèrent aussitôt… avant de revenir en arrière, entraînant la tête avec eux ; sa bouche commença à s’arrondir autour d’un « o » d’horreur.
Morty sentit fondre la moelle de ses os. Il voulut courir vers le roi.
« Attention ! hurla-t-il. Vous êtes en grand danger ! »
Et le monde vira en mélasse. Il se peupla d’ombres bleues et violettes, comme un rêve suite à un coup de chaleur, le son baissa et le brouhaha de la cour s’estompa dans l’aigre, comme la musique dans les écouteurs d’un voisin. L’apprenti vit la Mort s’arrêter, sociable, auprès du roi, les yeux levés vers…
… la tribune des musiciens.
Morty vit l’arbalétrier, vit l’arbalète, vit le carreau qui fendait déjà l’air à la vitesse d’un escargot malade. Tout lent que fût le trait, l’apprenti ne pouvait le battre à la course. Il mit ce qui lui parut des heures pour se faire obéir de ses jambes de plomb, mais elles finirent par prendre appui sur le sol toutes deux en même temps et le propulsèrent avec l’apparente accélération d’une dérive de continents.
Alors qu’il se contorsionnait au ralenti, il entendit la Mort lui dire, sans rancœur : « ÇA NE MARCHERA PAS, TU SAIS. QUE TU ESSAYES, C’EST NORMAL, MAIS ÇA NE MARCHERA PAS. »
Comme dans un rêve, l’apprenti franchissait un monde de silence…
Le carreau frappa sa cible. La Mort fit tournoyer à deux mains son épée qui passa délicatement à travers le cou du roi sans laisser la moindre marque. L’apprenti qui virevoltait en douceur dans un univers nébuleux eut l’impression de voir tomber une forme fantomatique.
Il ne pouvait s’agir du roi parce qu’il se tenait manifestement toujours debout et qu’il regardait directement la Mort avec une expression d’extrême surprise. Il y avait quelque chose comme une ombre à ses pieds et, de très loin, parvenaient des cris et des hurlements.
« Du BEAU TRAVAIL SANS BAVURES, fit la Mort. LES MEMBRES DES FAMILLES ROYALES POSENT TOUJOURS DES PROBLÈMES. ILS ONT TENDANCE À VOULOIR FAIRE TRAÎNER. LES PAYSANS, EUX, ILS NE DEMANDENT QU’À PARTIR TOUT DE SUITE.
— Qui diantre êtes-vous ? demanda le roi. Que faites-vous ici ? Hein ? À la garde ! J’ord…»
Le message insistant que ses yeux envoyaient à son cerveau forcèrent enfin le passage. Morty était impressionné. Le roi Olerve s’était accroché à son trône des années durant et, même mort, il savait se tenir.
« Oh, dit-il. Je comprends. Je ne m’attendais pas à vous voir si tôt.
— VOTRE MAJESTÉ, fit la Mort qui s’inclina, vous N’ÊTES PAS LE SEUL. »
Le roi regarda autour de lui. Tout était calme et tamisé dans ce monde des ombres, mais à l’extérieur semblait régner une grande agitation.
« C’est moi, là, par terre, n’est-ce pas ?
— JE LE CRAINS, SIRE.
— Beau travail. Une arbalète, non ?
— Oui. ET MAINTENANT, SIRE, SI VOUS VOULEZ BIEN…
— Qui a fait cela ? » demanda le roi. La Mort hésita.
« UN SICAIRE D’ANKH-MORPORK, dit-il.
— Hmm. Habile. Je félicite Sto Hélit. Et moi qui me gavais d’antidotes. Il n’existe pas d’antidote au froid de l’acier, hein ? Hein ?
— MA FOI, NON, SIRE.
— Le truc de l’échelle de corde et du cheval rapide près du pont-levis, hein ?
— ON LE DIRAIT BIEN, SIRE, fit la Mort qui prit l’ombre du roi gentiment par le bras. MAIS SI ÇA PEUT VOUS CONSOLER, LE CHEVAL A VRAIMENT INTÉRÊT D’ÊTRE RAPIDE.
— Hein ? »
La Mort se permit d’élargir un peu son sourire figé. « J’AI RENDEZ-VOUS AVEC SON CAVALIER DEMAIN À ANKH. IL A LAISSÉ LE DUC LUI PRÉPARER UN PANIER-REPAS, VOYEZ-VOUS. »
Le roi, dont la grande aptitude à occuper le trône n’impliquait pas forcément un esprit vif, retourna un instant la phrase dans sa tête avant de lâcher un rire bref. Il s’aperçut de la présence de Morty pour la première fois.
« Qui c’est, celui-là ? demanda-t-il. Il est mort, lui aussi ?
— MON APPRENTI, répondit la Mort. Qui VA SE FAIRE SOUFFLER DANS LES BRONCHES AVANT LONGTEMPS, LE GARNEMENT.
— Morty », rectifia automatiquement l’apprenti. Il baignait dans le ronron de leur conversation mais ne pouvait détacher ses yeux de la scène qui se jouait tout autour. Il se sentait réel. La Mort avait l’air solide. Le roi paraissait étonnamment en forme pour un défunt. Mais le reste du monde formait une masse d’ombres mouvantes. Des silhouettes se penchaient au-dessus du corps affaissé, passaient à travers le jeune homme, comme aussi impalpables que de la brume.
La fille s’agenouillait, en pleurs.
« C’est ma fille, dit le roi. Je devrais être triste. Pourquoi ne le suis-je pas ?
— LES ÉMOTIONS, ON LES LAISSE DERRIÈRE SOI. C’EST UNE HISTOIRE DE GLANDES.