— Ah. Sans doute. Elle ne nous voit pas, si ?
— NON.
— J’imagine qu’il n’y a pas moyen de…
— AUCUN MOYEN, le coupa la Mort.
— Seulement, elle va être reine, et si je pouvais au moins…
— JE REGRETTE. »
La fille leva la tête et regarda à travers l’apprenti. Morty vit le duc s’approcher derrière elle et lui poser une main consolatrice sur l’épaule. L’ombre d’un sourire plana sur les lèvres de l’homme. Le genre de sourire à se tapir sur des bancs de sable pour attendre les nageurs imprudents.
J’peux pas me faire entendre, dit Morty. Méfie-toi de lui !
Elle fixa l’apprenti d’un air interrogateur, les yeux plissés. Il avança la main, qui traversa carrément la princesse.
« ALLEZ VIENS, PETIT. ON NE TRAÎNE PAS. »
Le jeune homme sentit les doigts de la Mort lui presser l’épaule, sans animosité.
Il se détourna à contrecœur pour suivre son maître et le roi.
Ils sortirent en passant à travers le mur. Il était à demi engagé derrière eux lorsqu’il se rendit compte que passer à travers les murs était impossible.
Logique suicidaire qui faillit le tuer. Il sentit le froid de la pierre autour de ses membres avant qu’une voix ne lui souffle à l’oreille :
« LE TRUC, C’EST DE TE DIRE QUE LE MUR NE PEUT PAS ÊTRE LÀ. AUTREMENT, TU NE PASSERAIS PAS À TRAVERS. PAS VRAI, PETIT ?
— Morty.
— QUOI ?
— Mon nom, c’est Morty. Ou Mortimer », fit avec colère l’apprenti qui avança. Le froid de la pierre resta derrière lui.
« LÀ. ÇA N’ÉTAIT PAS SI DIFFICILE, HEIN ? »
Morty inspecta le couloir à gauche et à droite et donna une claque au mur à titre d’essai. Il venait de le traverser, mais il avait l’air bien solide à présent. Des petits éclats de mica scintillèrent dans sa direction.
« Comment vous faites ça ? demanda-t-il. Comment je l’ai fait, moi ? C’est de la magie ?
— C’EST TOUT SAUF DE LA MAGIE, PETIT. QUAND TU Y ARRIVERAS TOUT SEUL, JE N’AURAI PLUS RIEN À T’APPRENDRE. »
Le roi, beaucoup plus diffus désormais, remarqua : « Très impressionnant, je vous l’accorde. À propos, on dirait que je disparais.
— C’EST LE CHAMP MORPHOGÉNÉTIQUE QUI S’AFFAIBLIT », le renseigna la Mort.
La voix du roi ne dépassait pas le niveau du murmure. « Vraiment ?
— ÇA ARRIVE À TOUT LE MONDE. ESSAYEZ D’EN PROFITER.
— Comment ? » La voix n’était plus qu’une ombre dans l’air.
« SOYEZ VOUS-MÊME. »
À cet instant le roi se ratatina, rapetissa de plus en plus à mesure que le champ se réduisait à une minuscule tête d’épingle brillante. Le phénomène se produisit si vite que Morty faillit le manquer. De fantôme à grain de poussière en une demi-seconde, dans un soupir.
La Mort saisit délicatement la chose et la rangea quelque part sous sa robe.
« Qu’est-ce qui lui est arrivé ? demanda l’apprenti.
— LUI SEUL LE SAIT, répondit la Mort. VIENS.
— Ma mémé dit que mourir, c’est comme s’endormir, ajouta le jeune homme, un soupçon d’espoir dans la voix.
— COMMENT VEUX-TU QUE JE SACHE ? JE NE CONNAIS NI L’UN NI L’AUTRE. »
Morty jeta un dernier coup d’œil dans le couloir. On avait d’un coup ouvert les grandes portes et les courtisans sortaient en masse. Deux vieilles femmes tentaient de consoler la princesse, mais celle-ci marchait à si grands pas qu’elles bondissaient à sa suite comme des ballons garnis de fanfreluches. Elles disparurent dans un autre corridor.
« DÉJÀ REINE », approuva la Mort. La Mort aimait le grand style.
Il ne reprit la parole que sur le toit.
« TU AS ESSAYÉ DE LE PRÉVENIR, dit-il en retirant la mangeoire de Bigadin.
— Oui, m’sieur. Pardon.
— TU NE PEUX PAS TE METTRE EN TRAVERS DU DESTIN. Qui ES-TU POUR JUGER QUI DOIT VIVRE ET QUI DOIT MOURIR ? »
La Mort observait attentivement l’expression de son apprenti. « SEULS LES DIEUX SONT HABILITÉS À LE FAIRE, ajouta-t-il. TRIPATOUILLER LE DESTIN NE SERAIT-CE QUE D’UN INDIVIDU, ÇA POURRAIT DÉTRUIRE LE MONDE. TU COMPRENDS ? »
Le jeune homme hocha une tête piteuse. « Vous allez me renvoyer chez moi ? » fit-il. La Mort baissa le bras et hissa son apprenti en croupe. « PARCE QUE TU AS FAIT PREUVE DE COMPASSION ? NON. JE T’AURAIS PEUT-ÊTRE RENVOYÉ SI TU Y AVAIS PRIS DU PLAISIR. MAIS IL FAUT QUE TU APPRENNES LA COMPASSION PROPRE À TON MÉTIER.
— C’est quoi ?
— UNE LAME BIEN AFFÛTÉE. »
Les jours s’écoulèrent, sans que Morty sache vraiment combien. Le soleil morne du monde de la Mort roulait régulièrement dans le ciel, mais les visites dans l’espace normal n’obéissaient à aucun système apparent. La Mort ne se déplaçait pas non plus uniquement pour des rois et des grandes batailles ; le plus souvent, il se rendait auprès de gens parfaitement ordinaires.
Albert servait les repas ; pas très causant, il souriait beaucoup tout seul. Ysabell passait la majeure partie de son temps dans sa chambre, ou chevauchait son poney personnel dans la lande noire au-dessus du cottage. Le spectacle de la jeune fille, crinière au vent, aurait fait bien plus grande impression si elle avait été meilleure cavalière, si sa monture avait été plus imposante, ou si elle avait eu les cheveux du genre à flotter naturellement. Certains cheveux sont de ce genre-là et d’autres non. Les siens appartenaient à la seconde catégorie.
Quand « le service », ainsi que le dénommait la Mort, ne l’appelait pas à l’extérieur, l’apprenti aidait Albert, trouvait à s’occuper dans le jardin ou l’écurie, ou parcourait l’immense bibliothèque de son patron, lisant avec la rapidité et l’insatiabilité communes à ceux qui découvrent pour la première fois la magie du mot écrit.
La plupart des livres de la bibliothèque étaient des biographies, bien entendu.
Des ouvrages inhabituels sur un point : ils s’écrivaient tout seuls. Les gens déjà morts, comme de juste, remplissaient leurs livres du début à la fin, et ceux encore à naître devaient se contenter de pages blanches. Les autres, entre les deux… Morty prit des notes, marqua des repères, compta les lignes supplémentaires et estima que certains livres s’augmentaient de paragraphes au rythme de quatre ou cinq par jour. Il ne reconnaissait pas l’écriture.
Finalement, il s’arma de courage.
« UN QUOI ? s’étonna la Mort, assis derrière son bureau ouvragé ; ses mains tournaient et retournaient son coupe-papier en forme de faux.
— Un après-midi de congé », répéta l’apprenti. La pièce parut soudain vaste à en étouffer, et lui complètement à découvert au milieu d’un tapis d’à peu près les dimensions d’un champ.
« MAIS POURQUOI ? demanda la Mort. ÇA N’EST PAS POUR ALLER À L’ENTERREMENT DE TA GRAND-MÈRE, ajouta-t-il. JE LE SAURAIS.
— J’veux seulement, vous comprenez, sortir et voir des gens, dit le jeune homme qui essayait de faire céder ce regard bleu impassible.
— MAIS TU EN VOIS TOUS LES JOURS, DES GENS, objecta la Mort.
— Oui, je sais, seulement… ben, jamais pour très longtemps. J’veux dire, j’aimerais bien en rencontrer avec une espérance de vie qui dépasse les quelques minutes, monsieur », ajouta-t-il.
La Mort tambourina des doigts sur le bureau (on aurait cru entendre une souris danseuse de claquettes) et considéra son apprenti encore quelques secondes. Il nota que le jeune homme avait l’air moins anguleux que dans son souvenir, qu’il se tenait plus droit et qu’il était capable, de but en blanc, d’employer des expressions comme « espérance de vie ». C’était toute cette bibliothèque.