« D’ACCORD, dit-il de mauvaise grâce. MAIS IL ME SEMBLE QUE TU AS ICI TOUT CE QU’IL TE FAUT. LE SERVICE N’ENTRAÎNE PAS BEAUCOUP DE FRAIS, QUAND MÊME ?
— Non, monsieur.
— TU MANGES BIEN, TU DORS AU CHAUD, TU AS DES LOISIRS ET TU VOIS DES GENS DE TON ÂGE.
— Pardon, monsieur ?
— MA FILLE, dit la Mort. TU L’AS VUE, JE CROIS.
— Oh. Oui, monsieur.
— ELLE A UN TRÈS BON FOND, QUAND ON LA CONNAÎT.
— J’en suis sûr, monsieur.
— ET TU VEUX QUAND MÊME – la Mort cracha les mots avec un accent de dégoût – UN APRÈS-MIDI DE CONGÉ ?
— Oui, m’sieur. S’il vous plaît, m’sieur.
— TRÈS BIEN. SOIT. TU AS JUSQU’AU COUCHER DU SOLEIL. » La Mort ouvrit son grand registre, saisit une plume et se mit à écrire. De temps à autre il tendait la main et déplaçait d’une chiquenaude les perles d’un boalier.
Au bout d’une minute, il releva la tête. « ENCORE LÀ, dit-il. ET SUR TON TEMPS DE CONGÉ, EN PLUS, ajouta-t-il aigrement.
— Hum, fit l’apprenti, est-ce que les gens me verront, m’sieur ?
— À MON AVIS, OUI, répondit la Mort. Y A-T-IL AUTRE CHOSE QUE JE PUISSE FAIRE POUR TOI AVANT QUE TU AILLES TE DÉBAUCHER ?
— Ben, m’sieur, y a une chose, m’sieur : j’sais pas comment rejoindre le monde mortel, m’sieur », dit le jeune homme au désespoir.
La Mort soupira bruyamment et ouvrit un tiroir du bureau.
« VA LÀ-BAS. »
L’apprenti hocha misérablement la tête et se dirigea longuement vers la porte du cabinet. Au moment où il tournait le bouton, la Mort toussa.
« PETIT ! » L’appela-t-il, et il lui lança quelque chose à travers la pièce.
Morty s’en saisit par réflexe et la porte pivota en grinçant.
Avant de disparaître. L’épais tapis sous ses pieds se transforma en pavés boueux. Les flots de lumière du grand jour s’abattirent sur lui comme du vif-argent.
« Morty, rectifia le jeune homme à l’ensemble de l’univers.
— Quoi ? » fit un marchand de plein vent à côté de lui. Morty jeta un regard à la ronde. Il se trouvait sur une place de marché animée, noire de gens et d’animaux. On y vendait toutes sortes d’articles, allant des aiguilles aux visions du Salut (par le biais de quelques prophètes itinérants). Il était impossible d’y tenir conversation autrement qu’en braillant.
L’apprenti tapota le marchand dans le creux des reins.
« Vous me voyez ? » demanda-t-il.
Le marchand lui loucha dessus d’un œil critique.
« M’est avis qu’oui, répondit-il, ou alors c’est quelqu’un qui te ressemble beaucoup.
— Merci, fit Morty, grandement soulagé.
— Pas de quoi. Je vois des tas de gens tous les jours, c’est gratuit. Tu veux acheter des lacets ?
— J’crois pas. On est où, ici ?
— Tu l’sais pas ? »
Deux autres personnes, à l’étal voisin, considéraient Morty d’un œil songeur. Son cerveau passa la surmultipliée. « Mon maître voyage beaucoup, dit-il sans mentir. On est arrivés hier soir, et moi, je dormais dans le chariot. Maintenant, j’ai mon après-midi de libre.
— Ah », fit le marchand. Il se pencha en avant avec une mine de conspirateur. « On est venu s’faire plaisir, hein ? J’peux t’arranger ça.
— Ça me ferait plaisir de savoir où je suis », concéda Morty.
L’homme fut décontenancé.
« On est à Ankh-Morpork, dit-il. Ça se voit, non ? Ça se sent, même. »
L’apprenti renifla. Il flottait un quelque chose de particulier dans l’air de la ville. Comme s’il avait pas mal vécu. Impossible d’ignorer à chaque inspiration qu’on côtoyait des milliers d’autres gens et qu’ils avaient presque tous des dessous de bras.
Le marchand posa sur Morty un regard inquisiteur, nota la pâleur du visage, la bonne coupe des habits et l’étrange présence qui lui faisait l’effet d’un ressort à boudin.
« Écoute, j’vais pas y aller par quatre chemins, dit-il. Je peux t’indiquer une bonne adresse où tremper ton biscuit.
— J’ai déjà déjeuné, fit distraitement Morty. Mais est-ce que vous pouvez me dire si on est loin d’une ville qui s’appelle Sto Lat, je crois ?
— À une trentaine de kilomètres vers le Moyeu, mais y a rien là-bas pour un jeune homme de ton acabit, s’empressa de dire le commerçant. Je connais ça, t’es de sortie tout seul, t’as envie de sensations nouvelles, tu veux des émotions, de la romance…»
L’apprenti, pendant ce temps-là, ouvrait la bourse que lui avait remise la Mort. Elle était remplie de petites pièces d’or à peu près grosses comme des paillettes.
Une image se forma une fois de plus dans sa tête : celle d’un visage jeune et pâle sous des cheveux roux qui avait, il ignorait comment, eu conscience de sa présence. Les sentiments diffus qui lui hantaient l’esprit depuis ces derniers jours se précisèrent d’un coup.
« Je veux, dit-il d’une voix ferme, un cheval très rapide. »
Cinq minutes plus tard, Morty était perdu.
On connaissait ce secteur d’Ankh-Morpork sous le nom des Ombres, un quartier déshérité qui avait grand besoin d’une aide gouvernementale ou, mieux encore, d’un lance-flammes. On ne pouvait le qualifier de sordide, on aurait forcé sur le mot jusqu’au point de rupture. Il dépassait le sordide de très loin et, par une sorte de renversement einsteinien, touchait à une grandeur dans l’horrible dont il se parait comme d’une récompense architecturale. Bruyant, étouffant, il empestait autant qu’une litière d’étable.
Les rapports de voisinage relevaient plutôt de l’écologie, comme s’il s’agissait d’un grand récif de corail, mais terrestre. Un récif peuplé d’humains, bien sûr, équivalents des homards, calmars, crevettes, etc. Et des requins.
Morty erra désespérément dans les rues tortueuses. Quiconque aurait survolé le quartier à hauteur de toit aurait remarqué des mouvements de foule dans son sillage, laissant supposer qu’un certain nombre d’individus convergeaient nonchalamment vers une cible, et aurait aussitôt conclu que l’apprenti et son or jouissaient en gros de la même espérance de vie qu’un hérisson à trois pattes sur une autoroute à six voies.
Il apparaît sans doute déjà clairement que le quartier des Ombres n’était pas du genre à avoir des habitants. Il avait des résidents. Régulièrement, Morty essayait d’engager la conversation avec l’un d’eux, afin de se faire indiquer le chemin d’un bon marchand de chevaux. Le résident marmonnait généralement quelques mots et filait en vitesse, vu que quiconque souhaitait vivre aux Ombres plus de trois heures acquérait de nouveaux sens très spécialisés et ne tenait pas plus à traîner dans les parages de l’apprenti qu’un paysan sous un gros arbre par temps d’orage.
Ainsi Morty finit-il par déboucher sur l’Ankh, le plus grand de tous les fleuves. Avant d’entrer dans la cité, ledit fleuve s’écoulait déjà lentement, lourd du limon des plaines, et aux Ombres, même un agnostique aurait pu le traverser à pied. C’était difficile de se noyer dans l’Ankh, mais facile d’y mourir étouffé.
Morty considéra la surface d’un air songeur. Elle avait l’air de se déplacer. On y voyait des bulles. Ça devait être de l’eau.
Il soupira et s’en alla.
Trois hommes avaient surgi derrière lui, comme crachés de la maçonnerie. Ils affichaient la mine fermée, impassible des malandrins dont l’apparition dans n’importe quelle histoire annonce qu’il est temps pour le héros d’affronter un danger, mais pas très grand, parce qu’il est également évident que les pauvres diables vont avoir une horrible surprise.
Ils lançaient des regards mauvais. Ils étaient très forts pour ça.