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L’un d’eux avait tiré son couteau avec lequel il décrivait de petits moulinets. Il avança lentement vers Morty, tandis que les deux autres restaient en arrière pour lui apporter un soutien immoral.

« File-nous ta bourse », grinça-t-il.

La main de l’apprenti se posa sur la bourse à sa ceinture.

« Une minute, fit-il. Qu’est-ce qu’il se passera, après ?

— Quoi ?

— J’veux dire, c’est ma bourse ou ma vie ? fit Morty. C’est le genre de question que les voleurs sont censés poser. La bourse ou la vie. J’ai lu ça une fois dans un livre, ajouta-t-il.

— P’t-être bien, p’t-être bien », admit le coupe-jarret. Il sentit qu’il perdait l’initiative mais se reprit magnifiquement. « D’un autre côté, ça pourrait être ta bourse et ta vie. D’une pierre, deux coups, comme qui dirait. »

L’homme jeta un regard en coin à ses collègues qui ricanèrent en réplique.

« Dans ce cas… commença Morty, et il leva la bourse d’une main dans l’intention de l’envoyer le plus loin possible dans l’Ankh, quand bien même elle risquait fort de rebondir.

— Hé, qu’esse tu fais ? » s’inquiéta le voleur. Il voulut se précipiter en avant mais s’arrêta aussitôt lorsque Morty donna une secousse menaçante à la bourse.

« Bon, fit Morty, voilà comment je vois les choses. Si, dans tous les cas, vous me tuez, autant que je me débarrasse de l’argent. Ça dépend entièrement de vous. » Pour illustrer ses dires, il sortit une pièce et l’envoya d’une pichenette dans l’eau qui l’accepta avec un funeste bruit de succion. Les malandrins frissonnèrent.

Le voleur en chef regarda la bourse. Il regarda son couteau. Il regarda la figure de Morty. Il regarda ses comparses.

« Excuse-moi », dit-il, et le trio de coupe-jarrets se réunit pour un conciliabule.

Morty mesura la distance qui le séparait du bout de la ruelle. Il n’y arriverait pas. De toutes façons, ces trois-là avaient aussi l’air très entraînés en course-poursuite. Seuls les efforts de réflexion arrivaient à les fatiguer un peu.

Le chef se retourna vers Morty. Il lança un dernier regard aux deux autres. Ils approuvèrent d’un hochement de tête décidé.

« J’crois qu’on va te tuer et courir le risque de perdre l’argent, dit-il. On tient pas à voir se répéter ce genre de cas. »

Les deux autres tirèrent leurs couteaux.

Morty déglutit. « Ce serait une mauvaise idée, dit-il.

— Pourquoi donc ?

— Eh ben, pour commencer, moi je l’aime pas beaucoup.

— T’es pas censé l’aimer, t’es censé… mourir, dit le voleur qui avança.

— Je ne crois pas que je vais mourir, rétorqua Morty qui recula. Je suis sûr qu’on me l’aurait dit.

— Ouais, fit le voleur qui commençait à en avoir marre. Ouais, ben, on te l’a dit, non ? Grosses merdes d’éléphants fumantes ! »

Morty venait encore de reculer. À travers un mur.

Le voleur en chef lança un regard venimeux à la pierre solide qui avait avalé l’apprenti et jeta son couteau par terre.

« Ben ça, l’en----, dit-il. Un en---- d’mage. J’les déteste, ces en----- d’mages !

— T’as qu’à pas les-------, alors », marmonna l’un de ses acolytes qui prononça sans effort toute une série de tirets.

Le dernier membre du trio, qui avait l’esprit un peu lent, s’exclama :

« Dites, les gars, l’est passé à travers le mur !

— Et en plus, on a perdu un temps fou à l’filer, remarmonna le second. T’en as de bonnes, toi, Coquedeuf. Je m’doutais que c’était un mage, je l’ai dit, y a que des mages pour se balader tout seuls dans le coin. Je l’ai pas dit qu’il avait l’air d’un mage ? J’ai dit…

— Tu dis bien trop de choses, grogna le chef.

— Je l’ai vu, l’est carrément passé à travers le mur, là…

— Oh ? Ouais ?

— Ouais.

— Carrément à travers, t’avez pas vu ?

— Ah, c’est fin, hein ?

— Assez fin, puisque tu l’dis ! »

Le chef rafla son couteau par terre d’un mouvement vipérin.

« Aussi fin que ça ? »

Le troisième coupe-jarret s’approcha en titubant du mur auquel il flanqua plusieurs bons coups de pied, tandis que dans son dos s’élevaient des bruits de bagarre et quelques glougloutements étouffés.

« Ouaip, c’est bien un mur, dit-il. C’est un mur, ou je m’y connais pas. Comment il a fait ça, d’après vous, les gars ?… Les gars ? »

Il trébucha contre les corps étendus face contre terre.

« Oh », fit-il. Tout lent d’esprit qu’il fût, il restait encore assez vif pour prendre conscience d’un détail très important. Il se trouvait dans une ruelle écartée des Ombres, et seul. Il prit ses jambes à son cou et les y laissa un bon moment.

* * *

La Mort parcourait à pas lents les dalles de la salle des compte-vies dont il inspectait les rangs serrés. Albert le suivait respectueusement, le grand registre ouvert dans les bras.

Autour d’eux ce n’était que rugissement, une formidable cataracte sonore et grise.

Un rugissement qui provenait des étagères où les alignements de sabliers à perte de vue épanchaient le sable du temps mortel. Un bruit lourd, un bruit sourd, un bruit qui se déversait comme une crème maussade sur le joyeux roulé à la confiture de l’âme.

« PARFAIT, dit la Mort. J’EN COMPTE TROIS. UNE NUIT TRANQUILLE.

— Bobonne Piédeporc, encore l’abbé Lobsang, et la princesse Kéli », énuméra Albert.

La Mort regarda les trois sabliers qu’il tenait à la main.

« JE SONGEAIS À ENVOYER LE GAMIN », dit-il.

Albert consulta son registre.

« Ma foi, pour Bobonne, ça ne poserait pas de problème, et on peut dire que l’abbé est un habitué, fit-il. Dommage, pour la princesse. Quinze ans seulement. Ça risque d’être délicat.

— OUI. C’EST MALHEUREUX.

— Maître ? »

La Mort, le troisième sablier à la main, contemplait d’un air songeur les jeux de la lumière à sa surface. Il soupira.

« Si JEUNE…

— Vous vous sentez bien, maître ? s’inquiéta Albert.

— LE TEMPS, DE SON COURS ÉTERNEL, EMPORTE TOUT…

— Maître !

— QUOI ? fit la Mort qui se reprit.

— Vous vous surmenez, maître, c’est ça…

— QU’EST-CE QUE TU ME CHANTES, L’AMI ?

— Vous aviez l’air bizarre, maître.

— FOUTAISES. JE NE ME SUIS JAMAIS SENTI AUSSI BIEN. BON, DE QUOI ON PARLAIT ? »

Albert haussa les épaules et se replongea dans les écritures de son livre. « Bobonne est une sorcière, dit-il. Si vous envoyez Morty, ça va peut-être la contrarier. »

Tous les praticiens de la magie gagnaient le droit, une fois leur dernier grain de sable personnel écoulé, de voir la Mort lui-même venir les chercher plutôt que ses employés.

La Mort n’avait pas l’air d’entendre Albert. Il fixait à nouveau le sablier de la princesse Kéli.

« QUELLE EST CETTE INTIME SENSATION DE REGRET MÉLANCOLIQUE QUE LES CHOSES SONT CE QU’ELLES PARAISSENT ?

— La tristesse, maître. Je crois. Maintenant…

— C’EST MOI, LA TRISTESSE. »

Albert en resta bouche bée. Il finit par se ressaisir suffisamment pour lâcher : « Maître, on parlait de Morty !

— MORTY QUI ?

— Votre apprenti, maître, fit le serviteur avec patience. Un jeune gars, grand.

— BIEN SÛR. BON, ON VA L’ENVOYER.

— Est-il prêt à travailler en solo, maître ? » fit Albert, dubitatif.