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La Mort réfléchit. « IL PEUT LE FAIRE, dit-il enfin. IL EST PLEIN DE ZÈLE, IL APPREND VITE ET PUIS, ajouta-t-il, LES GENS NE S’ATTENDENT TOUT DE MÊME PAS À CE QUE ÇA SOIT MOI QUI LEUR COURE TOUJOURS APRÈS. »

* * *

Morty fixa d’un œil vide les tentures murales en velours à quelques centimètres de son nez.

Je suis passé à travers un mur, songeait-il. Et c’est impossible.

Il écarta avec précaution les tentures pour voir si une porte ne se cachait pas quelque part, mais il n’y avait rien d’autre que du plâtre effrité dont des plaques s’étaient détachées ici et là pour révéler de la brique un peu humide mais positivement solide.

Il lui donna des petits coups de doigt, à tout hasard. Il était clair qu’il n’allait pas repartir par là.

« Bon, dit-il au mur. Et maintenant ? »

Une voix s’éleva dans son dos : « Hum. Excusez, je vous prie ? »

Il se retourna lentement.

Une famille klatchienne était attablée au milieu de la pièce : le père, la mère et une demi-douzaine d’enfants de taille décroissante. Huit paires d’yeux ronds fixaient Morty. Une neuvième paire, celle d’un grand-parent âgé de sexe indéterminé, ne le fixait pas pour la bonne raison que son propriétaire avait profité de l’interruption pour se gagner un peu de place auprès de la jatte de riz communautaire, estimant que mettre le grappin sur un poisson bouilli valait toutes les manifestations inexpliquées du Disque, et seule une mastication résolue ponctuait le silence.

Dans un angle de la pièce bondée trônait un petit autel dédié à Offler, le dieu crocodile à six bras de Klatch. Il souriait du même sourire que la Mort, sauf que la Mort, bien sûr, ne bénéficiait pas de toute une volée d’oiseaux sacrés pour lui apporter des nouvelles de ses adorateurs et lui tenir les dents propres.

Les Klatchiens placent l’hospitalité au-dessus de toutes les vertus. Morty, figé, vit la mère prendre une autre assiette sur l’étagère derrière elle, commencer silencieusement à la remplir à la grande jatte et arracher un bon morceau de poisson-chat des mains de l’ancêtre au terme d’une brève lutte. Mais pas un instant elle ne détacha ses yeux bordés de khôl du jeune homme.

C’était le père qui avait parlé. Morty s’inclina nerveusement.

« Pardon, fit-il. Heu… On dirait que je suis passé à travers le mur. » Plutôt maladroit comme entrée en matière, il devait l’admettre.

« Je vous prie ? » répéta l’homme. La femme, dans un cliquetis de bracelets, déposa quelques rondelles de poivron sur l’assiette qu’elle aspergea d’une sauce vert foncé que Morty eut peur de reconnaître. Il s’y était risqué quelques semaines plus tôt et, malgré une recette très élaborée, une seule bouchée lui avait suffi pour savoir qu’il s’agissait d’entrailles de poisson laissées à mariner plusieurs années dans une cuve de bile de requin. D’après la Mort, on finissait par y prendre goût. Morty avait refusé de faire l’effort.

Il essaya de se glisser en crabe tout autour de la pièce vers la porte tendue de perles. Toutes les têtes se tournèrent à mesure pour le suivre des yeux. Il tenta un sourire.

La femme de s’étonner : « Pourquoi le démon découvre-t-il ses dents, époux de mes jours ? »

L’homme de répondre : « C’est peut-être la faim, lune de mon désir. Sers-lui davantage de poisson ! »

Et l’ancêtre de rouspéter : « C’est moi qui le mangeais, enfant de ma poisse. Malheur au monde qui n’a pas de respect pour le grand âge ! »

Il est à signaler que les phrases entraient dans l’oreille de Morty en klatchien, avec toutes les fioritures et diphtongues subtiles d’une langue si ancienne et sophistiquée qu’elle possédait déjà quinze mots pour dire « assassinat » avant que le reste du monde n’ait compris qu’on pouvait s’assommer les uns les autres à coups de cailloux, mais que les phrases en question lui arrivaient dans le cerveau aussi claires et compréhensibles qu’en sa langue maternelle.

« J’suis pas un démon ! J’suis un humain ! lança-t-il avant de s’arrêter, ahuri, car les mots lui sortaient de la bouche en pur klatchien.

— Êtes-vous un voleur ? demanda le père. Un tueur ? Pour vous faufiler ainsi chez les gens, êtes-vous un percepteur ? » Sa main glissa sous la table et ressurgit armée d’un couperet effilé comme une feuille de papier. Sa femme poussa un cri, lâcha l’assiette et serra les plus jeunes enfants contre elle.

Morty regarda la lame tracer des arabesques dans le vide et renonça.

« Je vous apporte le bonjour des derniers cercles de l’enfer », hasarda-t-il.

Le changement fut radical. Le couperet s’abaissa et la famille se fendit de larges sourires.

« C’est une grande chance qui nous échoit si un démon nous rend visite, dit le père, aux anges. Quel est ton souhait, ô fruit immonde des reins d’Offler ?

— Pardon ? fit Morty.

— Un démon apporte bénédiction et bonne fortune à qui lui vient en aide, répondit l’homme. En quoi pouvons-nous t’être utile, ô haleine de chien fétide des profondeurs infernales ?

— Ben, j’ai pas très faim, dit Morty, mais si vous savez où je peux trouver un cheval rapide pour me rendre à Sto Lat avant le coucher du soleil…»

L’homme rayonna et s’inclina.

« Je sais où, extrusion méphitique des viscères, si tu veux bien me suivre. »

Morty se hâta de lui emboîter le pas. L’ancêtre décrépit les regarda partir d’un œil critique, en travaillant rythmiquement des mâchoires.

« C’est ça, ce qu’ils appellent un démon par ici ? dit-il. Qu’Offler livre ce pays humide à la pourriture, même leurs démons sont de troisième ordre, ils n’arrivent pas à la cheville de ceux qu’on avait chez nous. »

La femme posa un petit bol de riz dans les mains jointes (les médianes) de la statue d’Offler (le bol aurait disparu au matin) et recula.

« L’époux a dit que le mois dernier, aux Jardins du Curry, il a servi une créature qui n’était pas là, fit-elle. Il a été très impressionné. »

Dix minutes plus tard, l’homme revint et, dans un silence solennel, déposa un petit tas de pièces d’or sur la table. Elles représentaient assez de richesse pour acheter une bonne partie de la ville.

« Il en avait toute une bourse », dit-il.

La famille fixa un moment l’argent. La femme soupira.

« La richesse est source d’ennuis, dit-elle. Qu’allons-nous faire ?

— Nous retournons en Klatch, répondit d’un ton ferme le mari. Nos enfants grandiront selon les traditions glorieuses de notre antique race, dans un pays digne d’eux où les hommes n’ont pas à travailler comme serveurs pour de mauvais maîtres mais gardent leur fierté sans courber l’échine. Et il nous faut partir sur-le-champ, fleur odorante du palmier dattier.

— Pourquoi si tôt, ô fils du désert dur à la tâche ?

— Parce que, fit l’homme, je viens de vendre le meilleur cheval de course du Patricien. »

* * *

Le cheval n’était pas aussi beau ni aussi rapide que Bigadin, mais ses sabots dévoraient les kilomètres, et il distança facilement quelques gardes montés qui, pour une raison inconnue, paraissaient désireux de parler à Morty. Il laissa bientôt derrière lui les faubourgs miteux de Morpork, et la route s’enfonça dans la riche plaine de Sto, à la terre noire, née des inondations millénaires et régulières de l’Ankh, le grand fleuve paresseux qui apportait à la région prospérité, sécurité et arthrite chronique.

La plaine était aussi extrêmement ennuyeuse. La lumière passa lentement de l’argent à l’or, et Morty galopait toujours dans un paysage plat et froid, un damier de champs de choux à perte de vue. Il y a beaucoup à dire sur les choux. On peut s’étendre sur leur haute teneur en vitamines, leur apport vital en fer, leurs précieuses fibres et leur valeur nutritive digne d’éloges. Dans l’ensemble, pourtant, il leur manque quelque chose ; ils ont beau arguer de leur supériorité sur, disons, les jonquilles, leur vue n’a jamais inspiré la muse du poète. À moins qu’il n’ait faim, bien entendu. Il n’y avait que trente kilomètres jusqu’à Sto Lat, mais question expérience humaine dénuée d’intérêt, ils en valaient trois mille.