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— Pourquoi ?

— Parce que, dit Morty, si je passais à travers les murs, je pourrais tout faire.

— Très profond, reconnut Coupefin. Philosophique. Et le nom de la jeune dame de l’autre côté de ce mur ?

— C’est…» Morty déglutit. « Je sais pas son nom. Ni même s’il y a une jeune dame, ajouta-t-il avec hauteur, et j’ai pas dit qu’il y en avait une.

— Juste », fit Coupefin. Il s’envoya une autre lampée et frissonna. « Bien. Comment passer à travers les murs. Je vais chercher. Mais ça risque de coûter bonbon. »

Morty prit délicatement la bourse et sortit une piécette d’or.

« Un acompte », dit-il en la posant sur la table.

Coupefin se saisit de la pièce comme s’il s’attendait à ce qu’elle éclate ou s’évapore et l’examina soigneusement.

« Je n’ai encore jamais vu ce genre de monnaie, dit-il d’un ton accusateur. C’est quoi, cette écriture tarabiscotée ?

— Mais c’est de l’or, non ? fit Morty. J’veux dire : vous êtes pas obligé de la prendre…

— Bien sûr, bien sûr, c’est de l’or, s’empressa de convenir Coupefin. C’est bien de l’or. Je me demandais seulement d’où elle venait, voilà tout.

— Vous me croiriez pas, fit Morty. À quelle heure vous avez votre coucher de soleil par ici ?

— En général, on arrive à le caser entre le jour et la nuit, répondit Coupefin qui continuait de fixer la pièce d’or et de boire des petites gorgées à la bouteille bleue. À peu près maintenant. »

Morty jeta un coup d’œil par la fenêtre. La rue dehors prenait déjà des allures crépusculaires.

« Je vais revenir », murmura-t-il, et il se dirigea vers la porte. Il entendit le mage lui crier quelque chose, mais il dévalait la rue à toutes jambes.

Il commençait à paniquer. La Mort allait l’attendre à soixante kilomètres de là. Il aurait droit à un savon. Il était bon pour se faire salement eng…

« AH, PETIT. »

Une silhouette familière sortit de la zone de lumière autour d’un éventaire d’anguilles en gelée ; elle tenait une assiettée de bigorneaux. « LA SAUCE VINAIGRETTE EST PARTICULIÈREMENT PIQUANTE. SERS-TOI, J’AI UNE AUTRE ÉPINGLE. »

Mais, évidemment, qu’il fût à soixante kilomètres ne l’empêchait pas d’être également ici…

Dans sa chambre en désordre, Coupefin tournait et retournait la pièce d’or entre ses doigts, marmonnait tout seul le mot « murs » et séchait sa bouteille.

Il ne s’aperçut de ce qu’il faisait qu’une fois la dernière goutte bue ; ses yeux s’arrêtèrent sur le flacon et, à travers la brume rose qui se levait, il lut l’étiquette qui disait :

Fortyfian Baume du Bélier et Filtre de Passyon de Mémé Ciredutemps. Une cuyérée selemant au couché et ces toux.

* * *

« Tout seul ? fit Morty.

— CERTAINEMENT. J’AI ENTIÈRE CONFIANCE EN TOI.

— Ben mince ! »

La proposition chassa toute autre préoccupation de l’esprit de l’apprenti, et il s’étonna même de ne pas éprouver franchement de dégoût. Il avait assisté à pas mal de décès au cours de la dernière semaine, et l’acte perdait toute son horreur quand on savait qu’on allait parler à la victime après coup. La plupart avaient été soulagées, une ou deux en colère, mais toutes bien contentes d’entendre quelques mots obligeants.

« TU CROIS QUE TU Y ARRIVERAS ?

— Ben, m’sieur… Oui. Je crois.

— VOILÀ LA BONNE ATTITUDE. J’AI LAISSÉ BIGADIN PRÈS DE L’ABREUVOIR AU COIN DE LA RUE. RAMÈNE-LE DIRECTEMENT À LA MAISON QUAND TU AURAS FINI.

— Vous restez ici, m’sieur ? »

La Mort regarda la rue dans les deux sens. Ses orbites brillèrent.

« J’AVAIS IDÉE DE ME PROMENER UN PEU, dit-il mystérieusement. JE NE ME SENS PAS TRÈS BIEN. J’AI ENVIE D’AIR FRAIS. » Il parut se rappeler quelque chose, plongea la main dans les ombres secrètes de sa cape et en ressortit trois sabliers.

« RIEN DE COMPLIQUÉ, dit-il. AMUSE-TOI BIEN. »

Il se retourna et partit dans la rue à grands pas, en fredonnant.

« Hum. Merci », fit l’apprenti.

Il leva les sabliers à la lumière, nota celui qui en était à ses ultimes grains de sable. « Ça veut dire que c’est moi qui m’occupe de tout ? » lança-t-il, mais la Mort avait disparu au coin.

Bigadin le reconnut et l’accueillit d’un léger hennissement. Morty l’enfourcha ; l’appréhension et la responsabilité lui faisaient battre le cœur plus vite. Ses doigts s’activèrent automatiquement, retirèrent la faux de son étui, puis adaptèrent et fixèrent la lame (qui jeta un éclair bleu acier dans la nuit et découpa la lumière stellaire comme du salami). Il se mit en selle avec prudence, tressaillit aux élancements de son arrière-train endolori ; mais monter Bigadin, c’était comme monter un oreiller. Après coup, ivre de l’autorité qu’on venait de lui déléguer, il prit dans la sacoche de selle la cape de cheval de la Mort et se l’attacha aux épaules par sa broche d’argent.

Il regarda une fois encore le premier sablier et pressa légèrement des genoux les flancs de Bigadin. Le cheval flaira l’air frisquet et se mit au trot.

Derrière eux, Coupefin fusa de sa porte et fonça de plus en plus vite dans la rue gelée, robes au vent.

Le cheval était maintenant au petit galop, et l’écart entre ses sabots et les pavés grandissait. Dans un bruissement de queue il passa par-dessus les toits des maisons et s’éleva dans le froid du ciel.

Coupefin l’ignora. Il avait plus urgent en tête. Il s’envola d’un bond pour atterrir de tout son long dans l’eau gelée de l’abreuvoir et s’étendre sur le dos avec soulagement parmi les éclats de glace qui flottaient à la surface. Au bout d’un moment, de la vapeur s’échappa.

* * *

Morty resta à basse altitude pour s’enivrer de la vitesse. Le paysage endormi défilait dans un rugissement muet sous lui. Bigadin avait adopté un galop modéré, ses grands muscles jouaient sous sa peau aussi facilement que des alligators sur un banc de sable, sa crinière fouettait la figure de l’apprenti. La nuit rebondissait en volutes vives sur le fil de la faux, coupée en deux moitiés tourbillonnantes.

Ils filaient au clair de lune, aussi silencieux que des ombres, visibles uniquement des chats et de qui mettait son nez dans des affaires que les hommes n’étaient pas censés connaître.

Morty ne s’en souvint pas après coup, mais il est fort probable qu’il riait.

Bientôt les plaines glacées firent place aux terrains accidentés qui entouraient les montagnes, puis les rangs serrés des montagnes du Bélier elles-mêmes coururent à leur rencontre à la surface du monde. Bigadin baissa la tête, allongea sa foulée et mit le cap sur un défilé entre deux pics aussi pointus que des dents de gobelins dans la lumière argentée. Quelque part, un loup hurla.

Morty jeta un autre coup d’œil au sablier. Son châssis était sculpté de feuilles de chêne et de racines de mandragore, et le sable à l’intérieur, même au clair de lune, était d’or pâle. Il tourna l’objet dans un sens, puis dans l’autre, et réussit à lire le nom Ammeline Piédeporc gravé en lignes à peine visibles.

Bigadin ralentit son galop. Morty regarda en contrebas le toit d’une forêt, saupoudré d’une neige précoce ou très, très tardive ; les deux étaient possibles car les montagnes du Bélier gardaient leur climat en réserve et le distribuaient sans vraiment tenir compte de la période de l’année.