— Je vais regretter quelques bricoles, fit-elle. Mais c’est plus ce que c’était. La vie, j’veux dire. Quand on n’peut plus faire confiance à son corps, il est temps de partir. M’est avis que le moment est venu d’essayer autre chose. Est-ce qu’il t’a dit que les adeptes de la magie arrivent toujours à le voir ?
— Non, se trompa Morty.
— Eh ben, si.
— Il aime pas beaucoup les mages et les sorcières, dit-il spontanément.
— Personne n’aime ça, les petits malins, fit-elle avec une certaine satisfaction. On lui donne du fil à retordre, tu vois. Les prêtres, non, alors il les aime bien, les prêtres.
— Il m’a jamais parlé de ça, fit Morty.
— Ah. Les gens entendent toujours raconter que ça ira beaucoup mieux pour eux une fois morts. Nous, on leur dit que ça pourrait être drôlement bien en ce monde s’ils voulaient s’en donner la peine. »
Morty hésitait. Il voulait dire : vous vous trompez, il n’est pas comme ça, il se fiche que les gens soient bons ou mauvais tant qu’ils sont ponctuels. Et gentils avec les chats, ajouta-t-il.
Mais il se ravisa. Il lui vint à l’esprit que les gens avaient besoin de croire à quelque chose.
Le loup hurla encore, si près que Morty regarda autour de lui avec inquiétude. Un congénère lui répondit, de l’autre côté de la vallée. Le chœur fut repris par deux autres au tréfonds de la forêt. Morty n’avait jamais rien entendu d’aussi lugubre.
Il jeta un coup d’œil en coin à la silhouette immobile de Bobonne Piédeporc, puis, en proie à une panique grandissante, au sablier. Il bondit sur ses pieds, attrapa la faux et la ramena en un grand mouvement circulaire à deux mains.
La sorcière se mit debout, abandonnant son corps derrière elle.
« Bravo, dit-elle. Un moment, là, j’ai cru que tu m’avais loupée. »
Morty s’appuya contre un arbre, le souffle court, et suivit des yeux Bobonne qui faisait le tour de la souche pour se regarder.
« Hmm, fit-elle sévèrement. Le temps n’arrange rien à l’affaire. » Elle leva une main, éclata de rire en apercevant les étoiles au travers.
Puis elle se transforma. Morty avait déjà assisté au phénomène – lorsque l’âme comprenait que plus rien ne la liait au champ morphique corporel –, mais jamais il ne l’avait vu maîtrisé à ce point. Les cheveux de la vieille femme se défirent tout seuls du chignon serré, changèrent de couleur et s’allongèrent. Son corps se redressa. Les rides s’estompèrent et disparurent. Sa robe de laine grise s’agita comme la surface de la mer pour finalement dessiner des formes tout à fait différentes et troublantes.
Elle baissa la tête, gloussa et changea la robe en une tenue vert pré moulante.
« Qu’est-ce que t’en penses, Morty ? » fit-elle. Jusque-là, l’apprenti avait entendu une voix cassée, chevrotante. Maintenant elle évoquait le musc, le sirop d’érable et d’autres choses qui lui firent monter et descendre la pomme d’Adam comme une balle de caoutchouc au bout d’un élastique.
«…» parvint-il à ne pas dire, et il s’accrocha si fort à la faux que ses jointures blanchirent.
Elle s’avança vers lui comme un serpent dans un autogivre en rase-neige.
« Je ne t’ai pas entendu, ronronna-t-elle.
— T-t-très joli, fit-il. C’est… ce que vous étiez ?
— Ce que j’ai toujours été.
— Oh. » Morty se contempla les pieds. « J’suis censé vous emmener, dit-il.
— Je sais, mais je vais rester.
— Vous pouvez pas faire ça…» Il chercha ses mots. « Vous voyez, si vous restez, vous allez comme qui dirait vous disperser et vous délayer de plus en plus, jusqu’à…
— Ça sera agréable », fit-elle avec fermeté.
Elle se pencha en avant et lui donna un baiser aussi immatériel qu’un soupir d’éphémère ; en même temps elle s’effaçait, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que le baiser, comme un chat du Cheshire au pays des merveilles mais en bien plus érotique.
« Prends garde, Morty, dit la voix de la sorcière dans sa tête. Tu veux peut-être t’accrocher à ton emploi, mais est-ce que tu pourras un jour le lâcher ? »
Morty, l’air idiot, se tenait la joue. Les arbres autour de la clairière frémirent un instant, un éclat de rire fusa dans la brise, et le silence glacé retomba.
Le devoir le rappela à l’ordre, le tira des nuages roses où flottait sa tête. Il saisit le second sablier et l’examina. Presque tout le sable s’était écoulé.
Le verre proprement dit s’ornait de motifs à pétales de lotus. Lorsque Morty lui donna une chiquenaude, il se mit à bourdonner : « Ommm. »
Il courut sur la neige craquante jusqu’à Bigadin et bondit en selle. Le cheval rejeta la tête en arrière, se cabra et s’élança vers les étoiles.
De grands serpentins de flammes bleues et vertes pendaient du toit du monde. Des rideaux de lueur octarine dansaient lentement et majestueusement dans le ciel, tandis que le feu de l’Aurora Coriolis, la décharge colossale de magie libérée par le champ permanent du Disque, se mettait à la masse dans les montagnes de glace émeraude du Moyeu.
L’aiguille centrale de Cori Celesti, séjour des dieux, haute de quinze kilomètres, était une colonne de feu glacé scintillant.
Une vue dont peu de gens jouissaient, pas même Morty : il s’agrippait de toutes ses forces, allongé sur l’encolure de Bigadin qui martelait la nuit de ses sabots, suivi d’une queue cométaire de vapeur.
D’autres montagnes se pressaient autour de Cori. En comparaison, elles avaient l’air de termitières, bien qu’en réalité chacune proposât tout un assortiment grandiose de cols, crêtes, parois, falaises, éboulis et glaciers auxquels n’importe quelle chaîne montagneuse normalement constituée aurait aimé qu’on l’associe.
Au milieu des plus hautes, au bout d’une vallée en forme d’entonnoir, vivaient les Écouteurs.
Ils appartenaient à l’une des plus anciennes sectes religieuses du Disque, quoique les dieux fussent pour leur part divisés sur la question de l’Écoute en tant que véritable religion, et tout ce qui retenait une bonne avalanche adroitement ajustée de balayer leur temple, c’était la curiosité de ces mêmes dieux qui se demandaient ce que les Écouteurs pouvaient bien Entendre. S’il y a une chose qui énerve vraiment une divinité, c’est de ne pas tout savoir.
Morty va mettre plusieurs minutes pour arriver à destination. Une série de points de suspension pourrait les meubler aisément, mais déjà le lecteur avise l’étrange configuration du temple – enroulé comme une grande ammonite blanche au fond de la vallée – et va sûrement vouloir une explication.
En vérité, les Écouteurs essayent de découvrir ce que le Créateur a exactement dit lorsqu’il a imaginé l’univers.
La théorie est toute bête.
En clair, rien de ce que fait le Créateur ne peut jamais être détruit, ce qui signifie que les échos de ses premières syllabes doivent encore résonner quelque part, bondir et rebondir sur toute la matière du cosmos, mais toujours audibles à une oreille vraiment attentive.
Il y a de cela des éons, les Écouteurs se sont aperçus que la glace et le hasard avaient creusé ici le contraire acoustique parfait d’une vallée à écho, aussi ont-ils bâti leur temple multi-chambré à l’emplacement exact qu’occuperait un fauteuil confortable chez un enragé de la hi-fi. Des baffles complexes captent et amplifient le son canalisé dans la vallée glaciale, le dirigent toujours plus loin jusqu’à la chambre centrale où, à toute heure du jour et de la nuit, veillent trois moines.
Qui Écoutent.
Ce n’est pas sans poser quelques problèmes : non seulement ils entendent les échos subtils des premières paroles du Créateur, mais aussi tous les autres sons produits sur le Disque. Afin d’identifier les Paroles, ils doivent apprendre à reconnaître tous les autres bruits. La chose exige un certain talent, et un novice n’est admis en formation que s’il arrive à distinguer, uniquement par le son et à une distance de mille mètres, de quel côté tombe une pièce de monnaie. Il n’est même admis dans l’ordre qu’une fois capable d’en déterminer la couleur.