Allongée dans son lit, elle se demandait que faire. Elle gardait une dague sous son oreiller. Elle entreprit de remonter doucement une main sous les draps, tout en fouillant la chambre de ses yeux mi-clos, en quête d’ombres inhabituelles. Une chose était sûre : si jamais elle révélait qu’elle ne dormait pas, plus jamais elle n’aurait l’occasion de se réveiller.
Un peu de lumière filtrait dans la pièce par la grande fenêtre à l’autre bout, mais les armures, tapisseries et autres attirails qui encombraient la chambre auraient fourni des cachettes à toute une armée.
Le couteau était tombé derrière la tête de lit. Elle n’aurait sans doute pas su s’en servir convenablement, de toutes façons.
Hurler à la garde, se dit-elle, n’était pas une bonne idée. Si un assassin était entré, c’est qu’on avait éliminé les sentinelles, ou pour le moins qu’une grosse somme d’argent les avait étourdies.
Il y avait une bassinoire sur les dalles près de la cheminée. Pourrait-elle l’utiliser comme arme ?
Elle entendit un petit bruit métallique.
Hurler ne serait peut-être pas une si mauvaise idée, après tout…
La fenêtre implosa. L’espace d’une seconde, Kéli vit, découpée sur un fond de flammes infernales bleues et violettes, une silhouette encapuchonnée montée sur le plus gros cheval qu’elle avait jamais vu.
Quelqu’un se tenait bel et bien près du lit, le couteau à demi levé.
Au ralenti, elle regarda, fascinée, le bras monter et le cheval galoper à la vitesse d’un glacier sur le plancher de sa chambre. Le couteau était maintenant au-dessus d’elle, entamait sa descente, et le cheval se cabrait pendant que le cavalier, debout dans les étriers, balançait une espèce d’arme dont la lame déchira l’air alangui avec un bruit de doigt qu’on frotte sur le bord d’un verre humide…
La lumière disparut. Il y eut un choc mou par terre, suivi d’un cliquetis métallique.
Kéli prit une profonde inspiration.
Une main se plaqua brièvement sur sa bouche et une voix anxieuse souffla : « Si vous criez, je vais le regretter. S’il vous plaît. J’ai bien assez d’ennuis comme ça. »
Pour prendre un ton aussi implorant et ahuri, l’homme était soit sincère soit si bon acteur qu’il ne se serait pas embêté à assassiner les gens pour gagner sa vie. Elle demanda : « Qui êtes-vous ?
— J’sais pas si j’ai le droit de vous le dire, fit la voix. Vous êtes toujours vivante, n’est-ce pas ? »
Elle ravala le sarcasme juste à temps. Quelque chose dans le ton de la question la tracassait.
« Ça ne se voit pas ? fit-elle.
— C’est pas facile…» Une pause. Elle s’efforça de distinguer dans le noir, de mettre un visage autour de cette voix. « J’vous ai peut-être fait un mal terrible, ajouta la voix.
— Ne venez-vous pas de me sauver la vie ?
— J’sais pas ce que j’ai sauvé, à vrai dire. Y a rien pour éclairer par ici ?
— La servante laisse parfois des allumettes sur la cheminée », répondit Kéli. Elle sentit la présence s’éloigner d’elle. Il y eut quelques pas hésitants, deux chocs sourds et enfin un fracas métallique, quoique le terme de fracas n’exprime qu’imparfaitement l’incroyable cacophonie de ferraille en dégringolade qui emplit la chambre. Et que suivit même le petit tintement classique qui survient avec deux ou trois secondes de retard, quand on pense le silence revenu.
La voix dit, pas très distinctement : « J’suis sous une armure. Qu’est-ce que je fiche là ? »
Kéli se glissa silencieusement hors du lit, s’approcha à tâtons de la cheminée, repéra les allumettes à la faible lueur du feu mourant, en craqua une dans un jaillissement de fumée sulfureuse, alluma une bougie, trouva le tas d’armure disloquée, tira l’épée du fourreau et faillit s’avaler la langue.
On venait de lui souffler une haleine chaude et humide dans l’oreille.
« C’est Bigadin, fit le tas. Il fait des mamours. M’est avis qu’il aimerait du foin, si vous avez ça. »
Avec un sang-froid tout royal, Kéli répliqua : « Nous sommes au quatrième étage. Dans une chambre de dame. Quitte à vous étonner, nous ne faisons pas monter de chevaux ici.
— Oh. Vous pouvez m’aider, s’il vous plaît ? »
Elle posa l’épée par terre puis écarta un plastron. Une mince figure pâle lui renvoya son regard ébahi.
« Pour commencer, vous feriez bien de me dire pourquoi je ne devrais pas appeler la garde quand même, dit-elle. Votre simple présence dans ma chambre pourrait vous valoir la mort sous la torture. »
Elle le foudroya des yeux.
Il finit par lui répondre : « Ben… Vous pourriez me dégager la main, s’il vous plaît ? Merci… Premièrement, les gardes me verraient sans doute pas, deuxièmement, vous sauriez jamais ce que je suis venu faire ici, et à voir votre air, ça vous ferait rager de pas savoir, et troisièmement…
— Troisièmement quoi ? » demanda-t-elle.
La bouche de Morty s’ouvrit et se referma. Il aurait voulu dire : troisièmement, vous êtes si belle, ou du moins si attirante, en tout cas beaucoup plus que toutes les autres filles que j’ai connues, mais je dois admettre que je n’en ai pas connu tant que ça. On constate là que l’honnêteté innée de Morty ne fera jamais de lui un poète ; s’il avait comparé une fille à un jour d’été, il aurait ensuite très sérieusement expliqué à quel jour il songeait et précisé s’il pleuvait. En l’occurrence, c’était aussi bien que la voix lui manque.
Kéli leva la bougie et regarda la fenêtre.
Elle était comme neuve. L’encadrement de pierre était intact. Chaque carreau aux reproductions en vitrail des armes de Sto Lat était complet. Elle ramena les yeux sur Morty.
« Tant pis pour le troisièmement, dit-elle, revenons au deuxièmement. »
Une heure plus tard l’aube atteignait les portes de la cité. Sur le Disque, la lumière du jour s’écoule plutôt qu’elle ne jaillit, le champ magique permanent du monde la freine, et elle inondait les plaines comme une mer dorée. Sur son mont, la ville se dressa un moment comme un château de sable surpris par la marée, jusqu’à ce que les remous du jour la cernent et la submergent.
Morty et Kéli se tenaient assis côte à côte sur le lit. Le sablier reposait entre eux. Il ne restait plus de sable dans l’ampoule supérieure.
Du dehors montaient les bruits du château qui se réveillait.
« Je ne comprends toujours pas, fit-elle. Ça veut dire que je suis morte, oui ou non ?
— Ça veut dire que vous devriez être morte, d’après le destin, ou je n’sais quoi. J’ai pas vraiment étudié la théorie.
— Et vous auriez dû me tuer ?
— Non ! J’veux dire, non, c’est l’assassin qu’aurait dû vous tuer. J’ai déjà essayé de vous expliquer tout ça, dit Morty.
— Pourquoi vous ne l’avez pas laissé faire ? »
Morty la considéra avec horreur.
« Vous vouliez donc mourir ?
— Bien sûr que non. Mais on dirait que ce qu’on veut ne compte pas pour vous, si ? J’essaye de me faire une idée. »
Morty se contempla les genoux. Puis il se leva.
« J’crois que je ferais mieux d’y aller », dit-il avec froideur.
Il replia la faux et la fourra dans son étui derrière la selle. Puis il regarda la fenêtre.
« Vous êtes passé à travers, dit obligeamment Kéli. Écoutez, quand j’ai dit…
— Elle s’ouvre ?
— Non. Il y a un balcon qui longe le couloir. Mais on va vous voir ! »
Morty l’ignora, ouvrit la porte et emmena Bigadin dans le corridor. Kéli leur courut après. Une servante s’arrêta, fit la révérence et fronça légèrement les sourcils tandis que son cerveau gommait sagement la vision d’un très gros cheval foulant le tapis.