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— LA MORT.

— Papa… s’empressa le jeune garçon.

— J’crois pas connaître cette maison-là, dit Lezek. Où vous avez pignon, exactement ?

— DES PROFONDEURS INSONDABLES DE LA MER JUSQU’À DES ALTITUDES OU MÊME L’AIGLE NE SE RISQUE PAS, dit la Mort.

— C’est pas mal, approuva Lezek. Eh ben, je…

— Papa », fit le jeune garçon en lui tirant sur le manteau.

La Mort mit une main sur l’épaule du fils.

« TON PÈRE NE VOIT PAS ET N’ENTEND PAS LES MÊMES CHOSES QUE TOI, dit-il. TU CROIS QU’IL AIMERAIT ME VOIR… EN CHAIR ET EN OS, COMME QUI DIRAIT ?

— Mais vous êtes la Mort. Votre travail, c’est de tuer les gens !

— MOI ? TUER ? fit la Mort, visiblement offensé. CERTAINEMENT PAS. LES GENS SE FONT TUER, MAIS ÇA, C’EST LEUR AFFAIRE. MOI, JE NE PRENDS LE RELAIS QU’À CE MOMENT-LÀ. APRÈS TOUT, CE SERAIT UN MONDE SACRÉMENT IMBÉCILE SI LES GENS SE FAISAIENT TUER SANS MOURIR, NON ?

— Ben… oui…» hésita le jeune garçon.

Il n’avait jamais entendu le mot « intrigué », qui n’apparaissait pas souvent dans le vocabulaire de la famille. Mais une étincelle dans son esprit lui dit qu’il vivait une expérience bizarre et fascinante et que s’il laissait passer ce moment, il le regretterait toute sa vie. Il repensait aussi aux humiliations de la journée, à la longue route du retour, à pied…

« Euh… commença-t-il, j’suis pas forcé de mourir, pour avoir la place, hein ?

— ÊTRE MORT N’EST PAS UNE OBLIGATION.

— Et… les os… ?

— OUBLIE-LES SI TU N’Y TIENS PAS. »

Morty respira à nouveau. Ça l’avait travaillé.

« Si l’père dit que c’est d’accord », fit-il.

Ils regardèrent Lezek, qui se grattait la barbe.

« T’en penses quoi, toi, Morty ? demanda-t-il avec la lucidité fragile d’une victime de la fièvre. C’est pas l’idée qu’on se fait d’un métier. J’avais pas ça en tête, je r’connais. Mais on dit que croque-mort, c’est une profession honorable. C’est toi qui vois.

— Croque-mort ? » fit l’adolescent. Le squelette hocha la tête et se mit un doigt sur ses lèvres absentes dans un geste de connivence.

« C’est intéressant, dit lentement Morty. J’crois que j’aimerais essayer.

— Vous exercez où, vous avez dit ? demanda Lezek. C’est loin ?

— À UNE ÉPAISSEUR D’OMBRE, TOUT AU PLUS, dit la Mort. LÀ OÙ ÉTAIT LA PREMIÈRE CELLULE ORIGINELLE, J’ÉTAIS AUSSI. LÀ OÙ EST L’HOMME, JE SUIS. QUAND LA DERNIÈRE VIE SE TRAÎNERA SOUS LES ÉTOILES GLACÉES, J’Y SERAI.

— Ah, fit Lezek, vous vous déplacez pas mal, alors. » Il parut perplexe, comme s’il s’efforçait de se rappeler un détail important, puis visiblement il renonça.

La Mort lui tapota amicalement l’épaule et se tourna vers le fils. « Tu AS DES AFFAIRES, PETIT ?

— Oui, répondit Morty qui se souvint alors : Seulement, j’crois que j’ies ai laissées dans la boutique. Papa, on a laissé mon sac dans la boutique !

— Elle est fermée, dit Lezek. Les magasins, ils ouvrent pas le jour du Porcher. Va falloir que tu reviennes après-demain… enfin, demain maintenant.

— ÇA N’EST PAS BIEN GRAVE, dit la Mort. ON PART TOUT DE SUITE. Je NE VAIS SÛREMENT PAS TARDER à AVOIR DU TRAVAIL PAR ICI.

— J’espère que tu pourras passer nous voir bientôt », dit Lezek. Il donnait l’impression de lutter avec ses pensées.

« J’suis pas sûr que ce serait une bonne idée, fit Morty.

— Ben alors, au revoir, fiston, dit Lezek. Tu feras bien ce qu’on te dit, tu m’entends ? Et… Excusez-moi, monsieur, vous avez un fils ? »

La Mort parut pris au dépourvu.

« NON, dit-il, JE N’AI PAS DE FILS.

— Je voudrais juste dire un dernier mot à mon garçon, si ça vous fait rien.

— ALORS JE VAIS ALLER M’OCCUPER DE MON CHEVAL », dit la Mort avec plus de tact qu’à l’ordinaire.

Lezek passa le bras autour de l’épaule de son fils, non sans quelque difficulté vu la différence de taille, et l’entraîna doucement à travers la place.

« Morty, ton oncle Hamesh m’a parlé de ces histoires d’apprentissage, tu sais ? chuchota-t-il.

— Oui ?

— Eh ben, il m’a dit autre chose aussi, confia le vieil homme. Il a dit que c’est pas rare qu’un apprenti hérite de l’affaire de son maître. Qu’esse tu penses de ça, hein ?

— Ah. J’suis pas sûr, répondit Morty.

— Ça vaut le coup d’y réfléchir, dit Lezek.

— Justement, j’y réfléchis, père.

— Y a plus d’un jeune qu’a démarré comme ça, qu’il a dit, Hamesh. Il se rend utile, gagne la confiance de son maître, et, dame, pour un peu qu’y ait des filles dans la maison… Monsieur… euh… monsieur… il a parlé de filles ?

— Monsieur qui donc ? fit Morty.

— Monsieur… Ton nouveau maître.

— Oh. Lui. Non. Non, j’crois pas, dit lentement Morty. Je le crois pas du genre à se marier.

— Y a plus d’un jeune homme dévoué qui doit son avancement à ses épousailles, fit Lezek.

— Non ?

— Morty, j’ai pas l’impression que tu m’écoutes réellement.

— Quoi ? »

Lezek s’arrêta sur les pavés gelés et fit pivoter son fils face à lui.

« Va vraiment falloir faire un effort, dit-il. Tu comprends pas, mon gars ? Si tu veux arriver à quelque chose dans ce monde, faut écouter. C’est moi, ton père, qui te le dis. »

Morty baissa les yeux sur la figure de son père. Il voulait lui avouer des tas de choses : combien il l’aimait, combien il s’inquiétait ; il voulait lui demander ce qu’il avait cru voir et entendre. Il voulait dire qu’il avait l’impression d’être monté sur une taupinière et d’avoir découvert qu’il s’agissait en réalité d’un volcan. Il voulait demander ce que signifiait « épousailles ».

Ce qu’il dit en définitive, ce fut : « Oui. Merci. Je ferai mieux d’y aller. J’vais essayer de vous écrire une lettre.

— Y aura bien quelqu’un de passage qui pourra nous la lire, fit Lezek. Au revoir, Morty. » Il se moucha.

« Au revoir, papa. J’vais revenir vous voir », dit le jeune homme.

La Mort toussa discrètement, ce qui ressembla quand même au claquement d’une vieille poutre infestée de vrillettes.

— ON FERAIT MIEUX D’Y ALLER, dit-il. MONTE LÀ-DESSUS, MORTY. »

Tandis que le jeune homme grimpait comme il pouvait derrière la selle d’argent ouvragée, la Mort se pencha pour serrer la main de Lezek.

« MERCI, fit-il.

— C’est un bon petit, dans le fond, dit Lezek. Un peu rêveur, c’est tout. On a tous été jeunes, j’imagine. »

La Mort réfléchit un instant.

« NON, dit-il. JE NE CROIS PAS. »

Il rassembla les rênes et fit volter sa monture vers la route du Bord. De son perchoir derrière la silhouette en robe noire, Morty agita désespérément la main.

Son père lui rendit son salut. Puis, lorsque le cheval et ses deux cavaliers eurent disparu à sa vue, il baissa la main et la regarda. La poignée de main… Elle lui avait paru étrange. Mais il n’arrivait pas à se rappeler exactement pourquoi.

* * *

Morty écoutait les claquements de la pierre sous les sabots du cheval. Puis ce fut le bruit amorti de la terre tassée lorsqu’ils gagnèrent la route, puis plus rien.

Il baissa les yeux et vit le paysage déployé sous lui, la nuit comme gravée à l’argent du clair de lune. S’il tombait, il ne rencontrerait que le vide.

Il resserra sa prise sur la selle.

Puis la Mort lui demanda : « TU AS FAIM, PETIT ?

— Oui, m’sieur. » Les mots lui montèrent directement de l’estomac sans intervention du cerveau.

La Mort hocha la tête et retint sa monture. Elle s’immobilisa en l’air ; le vaste panorama circulaire du Disque scintillait en dessous. Ici et là une cité jetait une lueur orangée ; dans les mers chaudes proches du Bord apparaissait un soupçon de phosphorescence. Dans certaines vallées profondes, la lente et plutôt lourde lumière du jour discale[2], prise au piège, s’évaporait en brume argentée.

Mais l’embrasement qui montait vers les étoiles depuis le Bord proprement dit éclipsait tout le reste. D’immenses serpentins de lumière miroitaient et scintillaient dans la nuit. De grands murs dorés entouraient le monde. « C’est beau, dit doucement Morty. C’est quoi ?

— LE SOLEIL SOUS LE DISQUE, répondit la Mort.

— C’est comme ça toutes les nuits ?

— TOUTES LES NUITS. LA NATURE EST AINSI.

— Personne est au courant ?

— Toi. MOI. LES DIEUX. CHOUETTE, HEIN ?

— Ça alors ! »

La Mort se pencha par-dessus sa selle et laissa tomber son regard sur les royaumes du monde.

« JE NE SAIS PAS CE QUE TU EN DIS, fit-il, MAIS MOI, JE FERAIS BIEN UN SORT À UN CURRY. »

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2

Tout, ou presque, se déplace plus vite que la lumière du Disque, laquelle est flemmarde et docile, à l’inverse de la lumière ordinaire. La seule chose connue pour aller plus vite que la lumière ordinaire, c’est la monarchie, selon le philosophe Ly Tin Wheedle. Voici son raisonnement : on ne peut avoir plus d’un roi à la fois, et la tradition veut que le trône ne reste pas vacant une seconde, si bien qu’à la mort d’un monarque la succession doit se transmettre instantanément à l’héritier. Il doit donc exister, disait le philosophe, des particules élémentaires – royons, voire reinons – qui entrent en jeu, étant entendu que la succession parfois échoue si, en cours de route, elles rencontrent une antiparticule, ou républicon. Ses projets ambitieux d’appliquer sa découverte à la transmission des messages, qui impliquaient la torture consciencieuse d’un roitelet à seule fin de moduler le signal, ne furent jamais entièrement exposés parce qu’à ce moment le bistro décida de fermer.