Un petit moment s’écoula.
Puis la voix de l’économe, de quelque part au ras du sol, fit : « Pas très gentil de votre part, Rincevent, de lui perdre son bourdon comme ça. Rappelez-moi de vous punir sévèrement un de ces jours. Quelqu’un a du feu ?
— Je ne sais pas où il est passé, moi ! Je l’ai posé contre le pilier, là, et après…
— Oook.
— Oh, fit Rincevent.
— Double ration de bananes pour le singe », dit tranquillement l’économe. Une allumette s’enflamma et quelqu’un réussit à allumer une bougie. Les mages entreprirent de se remettre debout.
« Bon, que ça nous serve de leçon à tous », reprit l’économe qui se brossa la robe de la main pour en chasser la poussière et la cire de bougie. Il leva les yeux, s’attendant à voir la statue d’Alberto Malik revenue sur le piédestal.
« Visiblement, même les statues se vexent, dit-il. Pour ma part je me rappelle, quand je n’étais qu’un étudiant de première année, avoir écrit mon nom sur son… Enfin, passons. Donc, je propose de remplacer la statue séance tenante. »
Un silence de mort accueillit ladite proposition.
« Mettons, une effigie fidèle moulée dans l’or. Convenablement rehaussée de pierres précieuses, comme il sied à notre grand fondateur, poursuivit-il joyeusement. Et pour être sûrs qu’aucun étudiant ne vienne dégrader la statue, je suggère qu’on l’érigé dans la cave la plus profonde, continua-t-il.
« Et qu’on ferme ensuite la porte à clé », ajouta-t-il. Plusieurs mages commencèrent à se dérider.
« Et qu’on balance la clé ? fit Rincevent.
— Et qu’on soude la porte », renchérit l’économe. Le Tambour Rafistolé lui revenait en mémoire. Il réfléchit un instant et se rappela aussi le régime de bonne condition physique.
« Et qu’on mure l’entrée. » Une salve d’applaudissements lui répondit.
« Et qu’on balance le maçon ! » gloussa Rincevent qui sentait qu’il commençait à attraper le coup.
Dans le silence, une dune plus imposante que la normale fit maladroitement le gros dos, puis s’affaissa brusquement pour laisser apparaître Bigadin, qui souffla le sable de ses naseaux et secoua sa crinière.
L’économe lui jeta un regard réprobateur. « Ne nous emballons pas », dit-il.
Morty ouvrit les yeux.
Il devrait exister un mot pour désigner ce bref instant immédiatement après le réveil, quand l’esprit baigne dans un néant rose et chaud. Vous êtes étendu, vide de toute pensée, en dehors du sentiment grandissant que vous retombent dessus, comme une chaussette bourrée de sable mouillé dans une ruelle nocturne, tous les souvenirs dont vous vous passeriez bien et qui conduisent à la conclusion que le seul élément réconfortant dans votre avenir horrible, c’est la certitude qu’il sera relativement court.
Morty se redressa sur son séant et se mit les mains sur la tête pour l’empêcher de se dévisser davantage.
Le sol auprès de lui se souleva et Ysabell se poussa en position assise. Elle avait la figure noire de poussière de la pyramide et les cheveux pleins de sable. Certains avaient grillé à la pointe. Elle considéra le jeune homme d’un œil morne.
« Tu m’as tapé dessus ? demanda-t-il en se tâtant doucement la mâchoire.
— Oui.
— Oh. »
Il regarda le ciel, comme s’il pouvait y retrouver la mémoire. Il fallait qu’il se rende quelque part, et vite, se souvint-il. Puis il se rappela autre chose.
« Merci, dit-il.
— Pas de quoi, je t’assure. »
Ysabell se releva et s’efforça d’enlever la poussière et les toiles d’araignées de sa robe.
« On va la sauver, ta princesse ? » fit-elle timidement.
Sa réalité personnelle, interne, rattrapa Morty. Il bondit sur ses pieds avec un cri étranglé, vit des feux d’artifice bleus lui exploser devant les yeux, et s’écroula une fois encore. Ysabell le saisit sous les aisselles et le hissa debout à nouveau.
« On va descendre au fleuve, dit-elle. On a bien besoin de boire un coup, je crois.
— Qu’est-ce qui m’est arrivé ? »
Elle haussa du mieux qu’elle put les épaules sous le poids du jeune homme.
« Quelqu’un a accompli le Rite d’AshkEnte. Père a horreur de ça, il dit qu’on l’invoque tout le temps aux plus mauvais moments. La… part de toi qui était la Mort a disparu, et toi tu es resté. Je crois. En tout cas tu as retrouvé ta vraie voix.
— Quelle heure il est ?
— À quelle heure tu disais que les prêtres fermaient la pyramide ? »
Paupières plissées, les yeux larmoyants de Morty revinrent vers la tombe du roi. Pas de doute, à la lumière des torches des doigts s’activaient sur la porte. Bientôt, selon la légende, les gardiens s’éveilleraient à la vie et commenceraient leur patrouille interminable.
Il savait qu’ils le feraient. Il se rappelait tout. Il se rappelait la sensation de froid glacé dans son esprit infini comme le ciel nocturne. Il se rappelait l’assignation à une existence peu engageante dès l’apparition de la première créature vivante, parfaitement conscient qu’il survivrait à la vie jusqu’au dernier soupir du dernier être de l’univers, et que ce serait alors à lui, comme qui dirait, de mettre les chaises sur les tables et d’éteindre toutes les lumières.
Il se rappelait la solitude. « Me laisse pas, dit-il très vite.
— Je suis là, répondit-elle. Aussi longtemps que tu auras besoin de moi.
— Il est minuit », fit-il d’un ton de découragement en s’affaissant au bord du Tsort et en penchant sa tête douloureuse vers l’eau. Près de lui, dans un bruit de vidange de baignoire, Bigadin se désaltéra aussi.
« Ça veut dire qu’il est trop tard ?
— Oui.
— Je suis désolée. Je voudrais pouvoir faire quelque chose.
— Tu peux rien faire.
— Au moins, tu as tenu ta promesse à Albert.
— Oui, dit amèrement Morty. J’aurai au moins fait ça. »
Presque à l’autre bout du Disque…
Une fois encore, il devrait y avoir un mot pour désigner la microscopique étincelle d’espoir qu’on n’ose pas entretenir de peur qu’un intérêt excessif ne la fasse disparaître, comme lorsqu’on essaye de regarder un photon. On ne peut que s’en approcher discrètement, regarder au-delà, passer devant, attendre qu’il devienne assez gros pour affronter le monde.
Il releva un visage ruisselant d’eau, considéra l’horizon vers le couchant et tâcha de se rappeler la grande reproduction du Disque dans le cabinet de la Mort sans vraiment révéler à l’univers ce qu’il avait en tête.
Dans ces cas-là, on a l’impression d’un équilibre si fragile dans le champ du possible que réfléchir trop fort suffirait à le rompre.
Il s’orienta aux fines flèches de lumière du Moyeu qui dansaient sur le fond d’étoiles et décida, pris d’une inspiration, que Sto Lat se trouvait… là-bas…
« Minuit, dit-il tout haut.
— Minuit passé, maintenant, rectifia Ysabell. »
Morty se releva, s’efforçant de ne pas laisser sa joie rayonner de ses yeux comme des lumières de phare, et empoigna le harnais de Bigadin.
« Viens, dit-il. On a pas beaucoup de temps.
— De quoi tu parles ? »
Il tendit la main pour aider la jeune femme à monter en croupe. Geste qui partait d’un bon sentiment, mais du coup il faillit se désarçonner tout seul. Ysabell le repoussa gentiment et grimpa par ses propres moyens. Bigadin, qui sentait l’agitation fiévreuse de Morty, faisait des pas de côté, s’ébrouait, frappait le sable du sabot.