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— Tu l’as trouvée ?

— Non. Mais le moment est pas encore venu. Le sortilège d’Albert nous aidera peut-être. Et je…»

Le dôme de réalité recouvrait le palais comme une méduse qui s’avachit. La voix de Morty se perdit dans un silence horrifié. Puis Ysabell remarqua : « Là, je crois qu’il est presque venu, le moment. Qu’est-ce qu’on va faire ?

— Accroche-toi ! »

Bigadin franchit en vol plané le portail défoncé de la cour extérieure, glissa sur les pavés dans une gerbe d’étincelles et bondit par l’entrée béante de la salle. La paroi nacrée de l’interface apparut et disparut dans une impression d’embruns glacés.

Morty eut la vision confuse de Kéli, de Coupefin et d’un groupe d’hommes qui plongeaient à terre en catastrophe. Il reconnut le duc, dégaina son épée et sauta de selle dès que le coursier fut en bout de dérapage.

« La touchez pas ! s’écria-t-il. J’vous fais sauter la tête !

— Vraiment très impressionnant, dit le duc qui dégaina de même son épée. Et aussi très imprudent. Je…»

Il s’arrêta. Ses yeux se ternirent. Il bascula en avant.

Coupefin reposa le gros chandelier d’argent dont il venait de se servir et adressa un sourire d’excuse à Morty.

Lequel se tourna vers les gardes ; la flamme bleue de l’épée de la Mort bourdonnait dans sa main.

« D’autres amateurs ? » gronda-t-il. Ils reculèrent, puis exécutèrent un demi-tour et prirent leurs jambes à leur cou. Lorsqu’ils traversèrent l’interface, ils disparurent. Il n’y avait pas d’invités non plus, de l’autre côté. Dans la vraie réalité, la salle était vide et obscure.

Tous quatre se retrouvaient seuls dans un hémisphère qui se réduisait rapidement.

Morty s’approcha discrètement de Coupefin.

« Vous avez une idée, vous ? fit-il. J’ai là, quelque part, un sortilège magique…

— Laisse tomber. Si j’essaye de la magie ici, ça va nous arracher la tête. Cette réalité est trop petite pour la contenir. »

Morty s’affaissa contre les restes de l’autel. Il se sentait vide, lessivé. L’espace d’un instant, il suivit des yeux la paroi grésillante de l’interface qui se rapprochait tranquillement. Il y survivrait, espérait-il, et Ysabell aussi. Coupefin non, mais un certain Coupefin, oui. Seule Kéli…

« Va-t-on me couronner, oui ou non ? fit d’un ton glacial la princesse. Je dois mourir reine ! C’est déjà épouvantable de mourir, alors s’il faut en plus mourir roturière… ! »

Morty tourna vers elle un regard vague, il essayait de retrouver de quoi elle pouvait bien parler. Ysabell farfouilla dans les décombres derrière l’autel et ramena un cercle d’or plutôt cabossé, serti de petits diamants. « C’est ça ? demanda-t-elle.

— C’est la couronne, fit Kéli, au bord des larmes. Mais il n’y a pas de prêtre ni rien. »

Morty poussa un profond soupir. « Coupefin, si on est dans notre réalité à nous, on peut l’arranger comme on veut, non ?

— Tu penses à quoi ?

— Vous êtes maintenant prêtre. Désignez votre dieu. »

Coupefin fit une révérence et prit la couronne des mains d’Ysabell.

« Vous vous moquez tous de moi ! ragea Kéli.

— Pardon, dit Morty d’une voix lasse. La journée a été longue.

— J’espère faire ça bien, dit un Coupefin solennel. C’est mon premier couronnement.

— À moi aussi, c’est mon premier couronnement ! répliqua la princesse.

— Bien, fit le mage d’un ton apaisant. On va apprendre ensemble. » Il se mit à marmonner des mots impressionnants dans une langue étrange. Il s’agissait en fait d’un banal sortilège pour débarrasser les vêtements des puces, mais, songea-t-il, rien à foutre. Puis il se dit : bon sang, dans cette réalité-ci je suis le mage le plus puissant qui ait jamais existé, voilà de quoi raconter à mes petits-enf… Il serra les dents. Dans cette réalité-ci, certaines règles seraient différentes, sûrement.

Ysabell s’assit auprès de Morty et glissa la main dans la sienne.

« Alors ? demanda-t-elle calmement. Le moment est venu. Rien, pas d’idée ?

— Non. »

L’interface était à plus de la moitié de la salle, elle ralentissait légèrement tandis qu’elle écrasait implacablement la résistance de la réalité intruse.

Quelque chose d’humide et chaud souffla dans l’oreille de Morty. Il leva le bras et toucha le museau de Bigadin.

« Brave vieux cheval, dit-il. Et j’ai plus de morceaux de sucre. Va falloir que tu retrouves tout seul le chemin de la maison…»

Sa main se suspendit au milieu d’une tape affectueuse.

« On peut tous y rentrer, à la maison, dit-il.

— Je ne crois pas que Père apprécierait beaucoup, dit Ysabell, mais Morty l’ignora.

— Coupefin !

— Oui ?

— On s’en va. Vous venez ? Vous existerez toujours quand la démarcation va se refermer.

— Une partie de moi, oui.

— C’est ce que je voulais dire, fit Morty qui bondit sur le dos de Bigadin.

— Mais en tant que partie qui n’existera plus, j’aimerais me joindre à vous, s’empressa d’accepter le mage.

— J’ai l’intention de rester ici et de mourir dans mon royaume, déclara Kéli.

— Vos intentions, vous pouvez vous les garder, fit Morty. J’ai traversé tout le Disque pour vous sauver, vous voyez, alors vous allez être sauvée.

— Mais je suis la reine ! » s’indigna Kéli. Le doute envahit son regard et elle se retourna d’un bloc vers Coupefin qui rabaissa son chandelier d’un air coupable. « Je vous ai entendu prononcer la formule ! Je suis bien reine, n’est-ce pas ?

— Oh, oui », répondit en hâte Coupefin ; puis, la parole d’un mage étant supposée plus solide que l’airain, il ajouta vertueusement : « Et aussi protégée contre toute infestation.

— Coupefin ! » aboya Morty. Le mage hocha la tête, attrapa Kéli par la taille et la souleva à bras-le-corps sur le dos de Bigadin. Il se retroussa ensuite les jupes jusqu’à la ceinture, se hissa non sans mal derrière Morty, tendit la main et tira Ysabell dans son dos. Le cheval dansa quelques pas de gigue, mécontent de la surcharge, mais Morty le fit volter vers l’entrée démolie et le lança.

L’interface les suivit le temps qu’ils franchissent dans un fracas de sabots la salle et la cour avant de décoller péniblement. Sa brume nacrée n’était qu’à quelques mètres, elle se resserrait petit à petit.

« Excusez-moi, dit Coupefin à Ysabell en levant son chapeau. Igné Coupefin, mage de première catégorie (UI), ancien Identificateur Royal et futur décapité, sûrement. Sauriez-vous, par hasard, où nous nous rendons ?

— Chez mon père, cria Ysabell par-dessus le vent de leur course.

— L’ai-je déjà rencontré ?

— Ça m’étonnerait. Vous n’auriez pas oublié. »

Le faîte du mur du palais racla les sabots de Bigadin qui, muscles bandés, s’efforçait de prendre de l’altitude. Coupefin se pencha de nouveau en arrière, cramponné à son chapeau.

« Ce gentilhomme dont nous causons, c’est qui ? hurla-t-il.

— La Mort, répondit Ysabell.

— Pas…

— Si.

— Oh. »

Coupefin fouilla du regard les toits loin en dessous et adressa un sourire de travers à la jeune femme. « On gagnerait peut-être du temps si je sautais tout de suite ?

— Il est charmant quand on le connaît, se défendit Ysabell.

— Ah oui ? Vous croyez qu’on en aura l’occasion ?

— Attention ! fit Morty. On devrait pas tarder à passer…»